2. Circularité

Sur un autre plan, nous pourrions pousser l’interprétation et dire que Conrad nous donne une représentation syntaxique et graphique de la coupure entre le signifié et le signifiant, du Sujet barré de Lacan : $. Et ceci d’autant plus que la tache de sang est alignée avec le banc de nage désigné en anglais et dans le texte de Conrad par le signifiant « thwart », dont l’étymologie nous renvoie à la notion d’entrave, d’obstacle et peut-être aussi à l’idée de barre, de limite. En prenant du recul par rapport au texte, comme lorsqu’on tente de déchiffrer un rébus et ses homophonies, nous nous apercevons que la barre du tiret qui coupe, relie, et fait bord au vide de l’énigme, resurgit dans une dimension quasi universelle, voire cosmique à la fin de Nostromo. Une barre de nuages gigantesque surplombant la ligne d’horizon clôt le texte de Nostromo dans un va-et-vient incessant, un rayonnement vers lequel s’élève le cri de Linda :

‘In that true cry of undying passion that seemed to ring aloud from Punta Mala to Azuera and away to the bright line of the horizon, overhung by a white cloud shining like a mass of solid silver, the genius of the Magnificent Capataz de Cargadores dominated the dark gulf containing his conquests of treasure and love. (N, 465 ; c’est nous qui soulignons)’

Or, ce cri « barré  » fait écho aux dernières paroles d’amour de la fiancée de Kurtz qui, elles aussi, vont se perdre dans une barre de nuages qui clôt le texte de Heart of Darkness :

‘‘don’t you understand I loved him — I loved him — I loved him !’ [...] I raised my head. The offing was barred by a black bank of clouds [...] (HOD, 121)’

Remarquons aussi le mouvement circulaire effectué par la narration. En effet, ces dernières lignes de clôture nous ramènent à l’ouverture topologique de Nostromo placée sous le signe de la barre et de la séparation  : 

‘The clumsy deep-sea galleons of the conquerors that needed a brisk gale to move at all, would lie becalmed, where your modern ship built on clipper lines forges ahead by the mere flapping of her sails, had been barred out of Sulaco by the prevailing calms of its vast gulf. (N, 39 ; c’est nous qui soulignons)’

Quant à Heart of Darkness, un mouvement circulaire doublé du va-et-vient de la marée se dessine puisque la narration qui a duré approximativement le temps d’une marée a débuté en fin de marée basse, lors d e l’étal avant la remontée, les bateaux remontent alors la Tamise, profitant du flux :

‘In the offing the sea and the sky were welded together without a joint, and in the luminous space the tanned sails of the barges drifting up with the tide seemed to stand still [...] (HOD, 27 ; c’est nous qui soulignons).’

Le récit africain de Marlow se termine un peu après le début du reflux : « ‘We have lost the first of the ebb’, said the Director. » (HOD, 121). Mais le narrateur extradiégétique qui prend alors le relais, ne fait qu’entraîner le lecteur vers un autre coeur de ténèbres, comme si la boucle ne pouvait jamais être bouclée. Le lecteur est comme happé par la spirale du temps, de l’histoire qui va, vient, se répète, mais n’est jamais tout à fait la même.

Lorsque l’on se penche sur les premières pages de Nostromo et que l’on fait un repérage du signifiant de la barre et de la coupure, l’effet est saisissant tant la concentration de ces signifiants est grande. Les montagnes309, ou encore l’éperon rocheux310, forment une barrière naturelle. Par ailleurs, le trésor du signifiant est remarquablement bien gardé par la narration enclavée entre chiasmes et précipices aux parois vertigineuses. Cet écrin qui abrite l’or des Aztèques311, annonce en filigrane le trésor de la mine d’argent ainsi que le trésor capitaliste sous la garde de Holroyd, le mystérieux homme d’affaire. Ce trésor est d’ailleurs placé sous le signe du reste et de l’excrément que l’on retrouve inséré dans le nom de ce pays fictif Costaguana, sous la forme de fiente d’oiseaux marins aux précieuses vertus d’engrais312. Celles-ci qui firent effectivement l’objet d’un commerce fructueux pour les pays d’Amérique Latine.

Ceci nous ramène à la première phrase du texte de Conrad qui est habitée par la séparation ; d’une part sur le plan syntaxique dans la mesure où elle est coupée en son milieu par une incise313 (« — the luxuriant beauty of the orange gardens bears witness to its antiquity — », N, 39), signalée par des tirets314, typo-graphiquement, de petites barres horizontales permettant d’isoler un syntagme, une proposition à l’intérieur d’une phrase, et symboliquement petit havre de paix, sanctuaire de mémoire des orangeraies315 de Sulaco ? D’autre part, sur le plan diégétique, nous apprenons d’entrée de jeu que la ville de Sulaco se livrait au commerce de peaux de bovins : détachées de la viande, de l’animal, du corps mort. Voilà encore un reste innommable derrière lequel se profile dans l’imaginaire du lecteur, le commerce d’esclaves ou encore les massacres perpétrés par les conquistadores. Ceux-ci sont pointés très discrètement par le deuxième objet commercial, cette matière tinctoriale bleue, l’indigo, mot formé à partir du terme « indien »316. Les conquistadores sont dans le même temps évoqués un peu plus loin à travers leurs galions qui n’ont pu atteindre Sulaco faute de vents assez forts pour déplacer leur énorme poids317. D’autres envahisseurs ont tenté leur chance, et nous leur devons ce récit, se frayant un passage à coups de machettes :

Americanos, perhaps, but gringos of some sort [...] had started to chop their way with machetes through the thorny scrub on the neck of the peninsula. (N, 40)’

La coupure est, si l’on peut dire, signifiante, d’autant plus qu’elle est littéralement martelée par les coups en [tG] de « chop » et « machetes ».

Suit alors le souvenir d’un homme aperçu sur l’arête tranchante de la montagne « a razor-backed ridge » (40) et dont le triste destin fut de mourir avec son trésor. Cette anecdote nous offre une morale, elle aussi sous le signe de la séparation puisqu’il s’agit de spectres des corps souffrants, affamés et déshydratés, aux allures de parchemins (« starved and parched flesh », N 40). Une fois de plus la peau comme objet détachable intervient, et qui plus est, comme support d’écriture318. Or c’est bien cette dimension là que revêt le corps dans Nostromo, qu’il s’agisse du corps nu ou encore, comme l’Arlequin dans Heart of Darkness, du corps vêtu d’oripeaux — mot où se laisse entendre le signifiant « peau » contigu au signifiant originaire « or ».

Notes
309.
‘ “lofty mountains hung with the mourning draperies of cloud.”, (N, 39)’
310.
‘ “the last spur of the coast range [...] a wild chaos of sharp rocks and stony levels cut about by vertical ravines.”, (N, 39)’
311.
‘ “heaps of shining gold lie in the gloom of the deep precipices cleaving the stony levels of Azuera.” (N, 40)’
312.
‘ D’après la définition du Petit Robert, le guano est techniquement un « engrais fabriqué avec des débris et déchets d’origine animale. ». Nous retrouvons donc la notion de ruine et de reste recyclé, voire revalorisé, et par là même l’idée de renaissance. ’
313.
‘ Le terme en lui-même est évocateur.’
314.
‘ A propos de l’usage qu’Artaud fait du tiret, E. Grossman met en évidence l’écartèlement du mot : « [...] le tiret qui écartèle le mot, barre d’une ligne horizontale la page en son entier. », op. cit., p. 196.’
315.
‘ Le tiret permet ici d’isoler le signifiant originaire /or/ et fait apparaître celui d’ange, ce qui n’est pas dépourvu d’ironie dans ce contexte où l’Inquisition a consciencieusement fait son travail pour le salut des âmes des Indiens. Vue ainsi, cette incise devient pure ironie, car sous la luxuriance des orangeraies se dessinent les massacres, notamment pour l’or des Indiens.’
316.
‘ Dictionnaire Petit Robert  : « (1603 ; mot esp., du lat. indicum « indien »).’
317.
‘ Voir la première citation concernant l’ouverture de Nostromo.
318.
‘ « Artaud évoquait sa souffrance en terme d’« arrachements corporels » (A. Artaud, OEuvres Complètes 1, op. cit., p.117), ceux-ci tentent de se dire et se heurtent au « corps-carcan d’un langage mort. Le “terme” est la peau parcheminée de la langue, poursuit Evelyne Grossman, son corps momifié et paralysé, coupé de la chair vivante de la pensée”...] » (E. Grossman, op. cit., p. 33)’