3. Mosaïque et regard proustien

Cette coupure du corps, ainsi que celle du corps de l’écriture et du texte dit la désarticulation anagrammatique du corps « réel » ainsi que le suggère Noëlle Châtellet en s’appuyant sur l’image de « l’habit d’arlequin »319 et de la mosaïque :

‘[...] la réalité du manger est, avec celle du sexe, celle qui ouvre la plus large brèche à l’univers fantasmatique. Dans le même temps où elle semble amarrer le corps au port tranquille car inéluctable de la matérialité, elle réveille autour de lui des tempêtes de rêves capables de briser les repères géographiques de l’anatomie. La désarticulation du corps constitué en anagrammes permanentes que Bellmer fait subir à son dessin, le corps réel la vit chaque jour tandis que les flux pulsionnels et matériels le traversent ; chaque jour les profondeurs du corps affleurent à la surface, le monde viscéral frémit sous l’étoffe satinée de la peau, dans la confusion, le désordre, la permutation systématique de toutes ces zones partielles dites érogènes qui habillent le corps d’un « habit d’arlequin » aux mille facettes, selon une mosaïque aussi complexe que sont complexes les désirs qu’elle sous-tend. 320

Cette remarque n’est pas sans rappeler le regard proustien tel que le définit le Consul : « the polygonous proustian stare of imaginary scorpions » (UV, 218)321. Ce dernier est alors en proie à une hallucination visuelle mettant en scène un grouillement d’insectes qui contamine les murs lézardés de la salle de bain à la fin du chapitre 6. Or il se pourrait bien que par cette remarque lapidaire, Lowry ait saisi l’essence même de l’écriture proustienne :

‘Vision multiple et une, composition en juxtaposition et en compartimentage, qui est celle de la somme que constitue l’ouvrage [...]322

Le polygone est formé de multiples côtés ou aspects tout en étant un, grâce à la capacité du regard à concentrer, à juxtaposer tout en séparant ces multiples facettes en une sorte de faisceau ou encore de spectre lumineux s’apparentant au regard.

Ceci nous permet de poser la question du regard, et plus précisément du passage de l’objet-regard à l’objet-voix en tant que substituts de la Chose indicible et à jamais manquante.

La scène de la salle de bain est effectivement vue à travers une sorte de prisme articulé autour de signifiants stratégiques. Ainsi, dans le passage que nous citons ci-dessous, nous trouvons « like ships », « interrogatory antennae », « polished fuselage », « shifting its moorings ». Tous ces signifiants concourent à la métamorphose des insectes en avions de chasse livrant bataille à des bateaux de guerre, qui ne sont pas sans rappeler le S.S. Samaritan, sans pour autant exclure une allusion aux peintures étonnamment modernes et infernales de Jérôme Bosch323 :

‘The Consul sat helplessly in the bathroom, watching the insects which lay at different angles from one another on the wall, like ships out in the roadstead. A caterpillar started to wriggle toward him, peering this way and that, with interrogatory antennae. A large cricket, with polished fuselage, clung to the curtain [...] He turned, expecting the caterpillar to be much nearer, but it too had turned, just slightly shifting its moorings. Now a scorpion was moving slowly across towards him. Suddenly the Consul rose, trembling in every limb. But it wasn’t the scorpion he cared about. It was that, all at once, the thin shadows of isolated nails, the stains of murdered mosquitoes, the very scars and cracks of the wall, had begun to swarm, so that, wherever he looked, another insect was born, wriggling instantly towards his heart. It was as if, and this was what was most appalling, the whole insect world had somehow moved nearer and now was closing, rushing in upon him. (UV, 192 ; c’est nous qui soulignons)’

A la lumière de ce passage où l’on voit les insectes s’animer et s’armer d’une puissance guerrière sur un fond de mur qui se fissure324 au rythme des tremblements secouant le corps désaccordé du Consul, l’image du corps morcelé par opposition au corps unifié dans le miroir tel que le décrit Lacan s’impose à nous :

‘Le stade du miroir [...] est un drame dont la poussée interne se précipite de l’insuffisance à l’anticipation — et qui pour le sujet, pris au leurre de l’identification spatiale, machine les fantasmes qui se succèdent d’une image morcelée du corps à une forme que nous appellerons orthopédique de sa totalité, — et à l’armure enfin assumée d’une identité aliénante, qui va marquer de sa structure rigide tout son développement mental. Ainsi la rupture du cercle de l’Innenwelt à l’Umwelt engendre-t-elle la quadrature inépuisable des recolements du moi 325. ’

Pour le Consul, l’alcool, et pour Lowry, l’écriture, est le seul moyen d’enrayer ce phénomène de dislocation de la vision. Celle-ci semble d’ailleurs gagner le discours puisque la scène se clôt sur des bribes de conversation surgies de la mémoire ou de l’inconscient du Consul, des voix qui s’inscrivent dans un espace sonore telles des hachures morcelant l’espace visuel de la page blanche :

‘Much as the vision of the dead man earlier had persisted, a kind of seething, from which, as from the persistent rolling of drums heard by some great dying monarch, occasionally a half-recognizable voice dissociated itself:
– Stop it, for God’s sake, you fool. Watch your step. We can’t help you any more.
– I would like the privilege of helping you, of your friendship. I would work you with. I do not care a damn for moneys anyway.
– What, is this you, Geoffrey? Don’t you remember me? Your old friend, Abe. What have you done, my boy?
– Ha ha, you’re for it now. Straightened out – in a coffin! Yeah.
– My son, my son!
– My lover. Oh come to me again as once in May. (UV, 192-93 ; c’est nous qui soulignons326)’

Ces questions essentielles, puisqu’elles concernent la vie327, le fils mort328, et l’amour perdu (« My lover »), de par leur disposition sur la page, morcellent à leur tour l’espace d’écriture/lecture. S’agirait-il là d’un surgissement de l’inconscient d’entre les décombres de la mémoire de Geoffrey telle qu’elle lui apparaît un peu plus tôt dans le même chapitre ? Ces voix semblent aussi provenir du roulement des percussions qui appellent le sacrifice, au rythme du battement de la pulsion, métaphorisée par ces peaux tendues sur lesquelles les coups résonnent et roulent de façon obsessionnelle329. Des symptômes de morcellement de la vision sont clairement identifiables lorsque nous lisons :

‘He had peered out at the garden, and it was as though bits of his eyelids had broken off and were flittering and jittering before him, turning into nervous shapes and shadows, jumping to the guilty chattering in his mind, not quite voices yet, [...] (UV, 188 ; c’est nous qui soulignons)’

Les troubles de la vision du Consul soulignés par les allitérations en [t] et les gérondifs de « flittering », « jittering » et « chattering », exprimeraient-ils une vision éclatée et instable du monde ? Serait-ce une vision symptomatique qui, tel un feu clignotant ou encore les signaux lumineux d’un phare dans la nuit, met en garde contre le leurre d’une vision unifiée et lisse ? Nous avons là un bel exemple du glissement du regard diégétique à la voix narrative (« not quite voices yet ») par le biais de la culpabilité (« the guilty chattering in his mind »), de la mauvaise conscience du Consul :

‘[ ] a picture of his soul as a town appeared once more before him, but this time a town ravaged and stricken in the black path of his excess and shutting his burning eyes he had thought of the beautiful functioning of the system [...] : a peaceful village. (UV, 188-89 ; c’est nous qui soulignons)’

De ce paysage de ruines le Consul revient les yeux meurtris par la brûlure du Réel tout comme l’écrivain qui, pour G. Deleuze « revient les yeux rouges, les tympans percés. »330.

Notes
319.
‘ Expression de Gilles Deleuze, La Logique du sens.
320.
‘ Noëlle Châtelet, Le Corps à Corps Culinaire, op. cit., p. 103-4 ; c’est nous qui soulignons.’
321.
‘ Lowry fait probablement allusion aux déformations de la mémoire qui marque l’évocation des jeunes filles de Balbec. Cf. A l’Ombre des Jeunes filles en Fleurs, Gallimard, coll. « La Pléiade », 1954, p. 916-917. ’
322.
‘ Georges Poulet, L’Espace Proustien, Paris, Gallimard, 1963, p. 154. ’
323.

Voir annexes 12 et 13, pp. 402-403. Nous renvoyons aussi à un article établissant des liens entre Le Jardin des Délices de J. Bosch et le chapitre « Circé » de Joyce dans Ulysses ( Stéphane Jousni , « Le miroir de Circé ou de l’autre côté du Jardin des Délices », in Like Painting, (ed) Liliane Louvel, pp. 83-99).

324.
‘ “the very scars and cracks of the wall, had begun to swarm” (UV, 192).’
325.
‘ Lacan poursuit son développement sur le corps morcelé et le stade du miroir de façon très intéressante pour notre propos car il fait surgir la même imagerie guerrière entre homme et insecte que celle que nous venons de souligner dans Under the Volcano : « Ce corps morcelé [...], se montre régulièrement dans les rêves, quand la motion de l’analyse touche à un certain niveau de désintégration agressive de l’individu. Il apparaît alors sous la forme de membres disjoints et de ces organes figurés en exoscopie, qui s’ailent et s’arment pour les persécutions intestines, qu’à jamais a fixées par la peinture le visionnaire Jérôme Bosch, dans leur montée au siècle quinzième au zénith imaginaire de l’homme moderne. » (J. Lacan, Ecrits, op. cit., p. 9 ; c’est nous qui soulignons)’
326.
‘ “The voices can be identified as : the Consul’s Good Angel; Dr Vigil; Abraham Taskerson; the Bad Angel (adopting the tone of Weber); the Consul’s father, calling from beyond Himavat (in the voice of David lamenting Absalom — II Samuel 18:33 and 19:4); and Yvonne, calling her lover in the words of the Strauss song they used to sing.” ( A Companion..., op. cit., note 45.2, p. 212)’
327.
‘ “We can’t help you any more.” (UV, 193) ’
328.
‘ “– My son, my son!” (UV, 193)’
329.
‘ D.H. Lawrence fait le même usage des percussions dans The Plumed Serpent. Le battement de la pulsion est quasi-permanent, tant dans la diégèse que dans la narration, où les répétitions s’enchaînent jusqu’à la transe déchaînant la barre posée sur l’Autre.’
330.
‘ G. Deleuze, Critique et Clinique, op. cit., p. 14.’