4. La brûlure du Réel

Nous comprenons alors mieux pourquoi le Consul porte des lunettes noires, celles-ci ayant pour fonction de le protéger, non pas du soleil, mais du Réel qui, comme l’éclipse solaire, ne peut se regarder à l’oeil nu. Or Geoffrey Firmin n’est pas le seul à figurer ainsi la brûlure du Réel vu par l’écrivain. En effet, le motif de la brûlure revient assez régulièrement et presque toujours dans un contexte de dévoilement du Réel. Ainsi, à la vue de l’ombre du corps de Hirsch projetée sur le mur, Nostromo a mal aux yeux :

‘For an infinitesimal fraction of a second, against the light of two flaring and guttering candles, through a blue, pungent, thin haze which made his eyes smart, he saw the man standing, as he had imagined him, with his back to the door, casting an enormous and distorted shadow upon the wall. (N, 359 ; c’est nous qui soulignons) ’

Plusieurs éléments nous permettent d’interpréter cette scène comme la figuration d’un moment de tuchè, de rencontre avec le Réel de la Chose freudienne331. En effet, Nostromo voit une sorte de spectre (« distorted shadow ») puisqu’il s’agit de l’ombre de Hirsch ( « the man ») projetée (« casting ») et distordue (« distorted ») au travers d’un léger voile de brume aux allures spectrales332. Il nous semble que Nostromo se raccroche désespérément à l’Imaginaire puisque avant de voir l’ombre spectrale de la Chose, il voit l’homme debout, tel qu’il l’avait imaginé333.

D’autre part, le corps désarticulé de Hirsch lui était apparu dans un premier temps comme une ombre difforme projetée sur un mur : « a shapeless, high-shouldered shadow » (N, 356). L’origine de cette ombre mystérieusement immobile est hors du champ de vision de Nostromo334. Or ceci favorise la mise en route, ou plutôt la mise en « déroute », de l’Imaginaire. L’inadéquation de l’image que l’observateur voit au départ le force à changer son angle de vision, il est délogé de sa position de voyeur narcissique. Cette inadéquation est signalée par les yeux endoloris de Nostromo qui a dû dévier de sa trajectoire : « he had deviated from the straight course » (N, 355). Ce changement de perspective, permet de voir autre chose qui était présent, mais invisible de face ou sur l’axe Imaginaire. De ce fait, il fait chuter l’image, et avec elle, l’Imaginaire, pour faire apparaître le Réel dans la coupure opérée par le regard335.

Pris dans les mailles des identifications imaginaires, Nostromo entre dans le jeu des identifications, et imagine cette ombre distordue aux larges épaules et à la tête baissée, en train de méditer ou peut-être de lire :

‘He was doing apparently nothing, and stirred not from the spot, as though he were meditating — or, perhaps, reading a paper. (N, 356) ’

Autant d’interprétations idéales, lisses, qui ne dérangent pas et correspondent au refus de Nostromo de rencontrer la faille du réel. C’est bien ce décalage — ou inadéquation — entre l’image idéale du moi et celle que me renvoie le miroir, ou ici le corps de l’Autre, qui dérange et fait scandale.

Ce que croit voir Nostromo comme nous le signale le plus que parfait « as he had imagined him » (N, 358) indique aussi que nous sommes bien sur l’axe Imaginaire. Mais cet axe Imaginaire est vite dépassé et rattrapé par le Réel, sous la forme du corps écartelé de Hirsch. Une accumulation de signifiants du morcellement vient faire choc avec l’image idéale de l’homme plongé dans une lecture paisible. Un repérage rapide fait apparaître une succession de consonnes chuintantes évoquant le déchirement déjà présent dans le nom même de Hirsch :

‘Then he distinguished the arms behind his back, and wrenched so terribly that the two clenched fists, lashed together, had been forced up higher than the shoulder-blades. (N, 358 ; c’est nous qui soulignons) ’
Notes
331.
‘ Ce type de rencontre ne peut être que furtif, c’est pourquoi il ne dure qu’un temps infime : “For an infinitesimal fraction of a second” (N, 359)’
332.
‘ “through a blue, pungent, thin haze” (N, 359)’
333.
‘ “he saw the man standing, as he had imagined him” (N, 359)’
334.
‘ “out of his line of sight” (N, 356).’
335.
‘ Jean-Claude Milner, Les Noms Indistincts, op. cit., p. 7. Voir en introduction note 2, p. 17.’