5. La coupure

Dans ce court passage, les [Gt], les [sts] et les [t] font entendre le travail du signifiant, du nom qui travaille le corps du texte, torture la signification et fait lettre dans le tissu du texte.

Le regard de Nostromo, jusque là suppléé par l’Imaginaire, puisqu’il ne voyait qu’une ombre, se trouve confronté au Réel du corps morcelé de Hirsch ; ce sont ses yeux qui voient ce corps ignoble, inacceptable, d’où sa réaction impulsive de vouloir couper la corde. Mais il est confronté à son impuissance face au Réel (« he had no knife », N, 358). Dépourvu de l’instrument phallique par excellence, il est désarçonné, en état de choc (« quivering », 358). Il ne maîtrise plus la situation. Hirsch lui échappe totalement, et fait voler en éclats l’image unifiée et pleine du Moi.

Autre symptôme, Nostromo ne veut pas voir (« he did not want to look » N 358) le corps rigide et sans vie, la mort, ou encore le corps de la mère. Mais il est déjà trop tard, il a vu.

Cet instant d’horreur est bref, « Swifter than a flash of lightning » (N, 358), et d’autant plus saisissant qu’il laisse entr’apercevoir l’Autre qui menace notre désir d’unité et provoque chez Nostromo cette angoisse terrible qui cesse sous le poids du constat clinique du docteur. Celui-ci permet à Nostromo d’effacer la vision de l’Autre qu’il a vue au-delà du corps de Hirsch, « This information calmed the Capataz. » (358). Par ailleurs, le diagnostic du docteur joue le rôle du couteau/phallus manquant de Nostromo. Ses paroles incisives ponctuées de tirets, aussi tranchantes qu’un scalpel, font s’effondrer cet Autre menaçant, comme s’il avait coupé la corde et de ce fait, supprimé la vision insupportable attachée à ce corps désarticulé :

‘‘Tortured — and shot dead through the breast — getting cold.’
This information calmed the Capataz. (N, 358)’

Notons la syntaxe morcelée qui mime le corps désarticulé de Hirsch. Nous sommes à la limite du langage, limite que franchit Hirsch en crachant à la figure de Sotillo. Il passe au-delà du langage et meurt. Ce faisant, il rejoint l’Autre dans le non-langage tout en posant la question du corps et de la parole.

Quant au docteur, il prend soin de ne pas nommer Hirsch : on peut voir là une stratégie de défense permettant de mettre à distance l’Autre et sa menace de mort. De cette façon, il neutralise l’effet de Réel véhiculé par le corps de Hirsch. D’autre part, en verbalisant ce qui est arrivé à Hirsch, il occupe le lieu de l’Autre du savoir. Et là, le texte nous dit qu’il est assis sur le bord de la table, (« perched on the edge of the table », N 359). Car il est, lui aussi, un personnage à la limite, à la limite du savoir du Réel du corps. Il a bel et bien franchi les limites du savoir, en anglais « knowledge » que nous pouvons lire de plusieurs façons. Soit en deux mots, (know/ledge) et l’interpréter comme la connaissance de la limite, du bord, ou encore (no/ledge), absence de bord ou de limite. Le fait qu’il ait été torturé par le passé nous permet de soutenir ces interprétations qui ne sont en rien exclusives l’une de l’autre. Ici le savoir de Monygham est rassurant car il gomme le Réel du corps par un discours sans brèche qui s’apparente au discours médical et scientifique. Mais il reste marqué dans son corps par sa démarche claudiquante, typique en cela, de ces héros modernes qui portent la faille comme une croix336 :

‘Dr Monygham, disregarding, or perhaps fearing to penetrate the meaning of Nostromo’s silence, clapped him lightly on the shoulder, and starting off with his smart, lame walk, vanished utterly at the third or fourth hop in the direction of the railway track. (N, 388 ; c’est nous qui soulignons)’

Cependant, une série d’interrogations suit et trahit la fascination qu’exerce le corps morcelé de Hirsch. Il en ressort que Monygham est préoccupé par le pourquoi du coup de revolver, que nous pouvons considérer comme une coupure sonore : « ‘But why shot?’ » (358). Il a cessé de se poser la question « who? » après avoir été torturé. L’autre imaginaire et même l’Autre, c’est-à-dire l’Autre symbolique, lui sont bien trop familiers, il a vu l’autre côté du miroir et en est revenu, mais il ressemble plus à un mort vivant qui en a trop vu, trop « bavé ».

Notes
336.
‘ Nous pensons plus particulièrement au Consul dont le nom est un anagramme d’infirme (Firmin) en premier lieu, mais aussi à Bloom dans Ulysses, et bien entendu à Nostromo qui, à la fin du roman, a une démarche quelque peu raidie, sans oublier Kurtz qui se traîne littéralement, incapable de marcher.’