6. Coups et Identité : le coût de l’Identité

Quant à Nostromo, l’orphelin exilé, le « who? » est la question cruciale. Incapable d’y échapper, il est pris au piège des identifications narcissiques. L’image que lui tend la surface réfléchissante du corps de Hirsch a le même effet sur lui que le crachat de Hirsch sur son bourreau, Sotillo. Tous deux réagissent sous l’effet d’une pulsion (« on impulse », N 358) née du choc de la rencontre avec le Réel. Nostromo, travaillé par la question de sa propre identité, s’est trouvé incapable de répondre à la question « Who are you? » lorsqu’il rencontra le docteur :

‘An inexplicable repugnance to pronounce the name by which he was known kept him silent a little longer. At last he said in a low voice:
‘A cargador’ (N, 357)’

Par cette réponse dilatoire, il se place dans une catégorie sociale, celle des travailleurs de l’ombre, les dockers.

Or, tout au long du texte de Conrad, Nostromo refuse de se montrer car il ne sait pas qui il est. Et justement, c’est en sortant de l’ombre protectrice, dans la lumière du phare, qu’il meurt, pris pour un autre. La question « Who is he? » s’en trouve renforcée non sans une certaine ironie. Nous entendons alors une autre question en arrière-plan : « Who am I? ». En effet, si nous reprenons l’idée de Freud337 selon laquelle c’est l’autre qui fait fonction de miroir et qui permet la naissance du moi, c’est bien la question du qui suis-je qui se pose inlassablement à Nostromo. Ainsi le moment où Nostromo identifie Hirsch semble faire écho à celui où Sotillo tente une dernière fois d’extorquer la vérité à Hirsch : des positions similaires, la même tension, le même désir de savoir. Sotillo reçoit un crachat et Nostromo, le nom de Hirsch en pleine figure. Tous deux sont assommés par leur découverte, sur le point de s’évanouir. On peut voir là une inversion des rôles en quelque sorte, puisque l’inquisiteur devient la victime de sa propre victime silencieuse (N, 376). En effet, Sotillo n’a qu’une envie, non pas de cracher en retour, mais de se cacher sous la table!

En comparant les positions de Nostromo et de Sotillo dans la diégèse et dans le texte, il est frappant de voir que nous avons à chaque fois une phrase en style indirect libre. Ainsi, après avoir achevé Hirsch d’un coup de revolver, Sotillo est assailli de questions qui nous sont restituées en style indirect libre, signal d’un décrochement dans la narration, ce dernier correspondant à une rupture dans la diégèse du sujet : « What had he done? [...] What could he say? How could he explain? » (N, 376). La même angoisse saisit Nostromo lorsqu’il reconnaît Hirsch: « His head swam. Hirsch! The man was Hirsch! » (359). Si l’on considère le style indirect libre comme un décrochement dans l’ordre syntaxique, il peut alors être interprété comme symptôme possible de l’affleurement du discours de l’inconscient lequel fait trou dans le tissu du texte, car il fait entendre l’horreur, le néant, la béance de l’Autre comme manque de réponse au : « qui parle ? »338. Et le fait que Nostromo s’agrippe au bord de la table à ce moment précis contribue à souligner ce moment limite où nous voyons apparaître la table sous un autre jour : « He held on tight to the edge of the table » (359). Or la table n’est pas seulement un objet fonctionnel. Il possède un statut symbolique, Noëlle Châtellet montre que cet objet coupe le mangeur en deux339 et nous avancerons qu’il peut ici fonctionner comme la barre/limite ou frontière à laquelle se raccroche Monygham. Nostromo aussi lutte pour ne pas passer de l’autre côté et rejoindre l’Autre qu’un corps muet, celui de Hirsch, a fait surgir. Mais comme le silence du Golfe qui pousse Decoud au suicide, Nostromo finit par rejoindre Hirsch et en d’autres termes, l’Autre. Tous laissent quelque chose derrière eux, ils font un reste : un crachat, quatre lingots et le cri désespéré de Linda, la gardienne du phare dont le faisceau a précipité la mort de Nostromo :

‘She stood silent and still, collecting her strength to throw all her fidelity, her pain, bewilderment, and despair into one great cry.
‘Never! Gian’ Battista!’ (N, 465)’

Or le reste, c’est bien ce qui préoccupe les écrivains comme Conrad et Lowry, et les artistes en général. Cette fascination pour le reste peut-il s’expliquer par ce qu’en dit Julia Kristeva, certes dans un contexte anthropologique mais qu’il est peut-être possible d’élargir à la littérature : « La souillure est ce qui choit du “système symbolique” »  340 ?

Notes
337.
‘ Freud dit dans Psychologie des groupes et analyse du moi : « Nous ne pouvons pas nous contempler nous-mêmes... De même que, lorsque nous voulons contempler notre visage, nous le faisons en nous regardant dans un miroir, ainsi lorsque nous voulons nous connaître nous-mêmes, nous nous connaissons en nous voyant dans un ami. Car l’ami, disons-nous, est un autre nous-même. » (cité par Philippe Julien, Pour lire Jacques Lacan, Paris, E.P.E.L., 1990, p. 50)’
338.
‘ S. Felman note à propos d’Austin, Lacan et Nietzsche : « Dons Juans de l’Histoire — jouisseurs de la langue, déverseurs d’encre, Sisyphes de la pierre du festin, séducteurs théoriques —, ils flirtent avec l’ombre, invitent la statue, cherchent avant tout à faire parler la pierre du festin : “ Parla dunque ! che chiedi ? Che vuoi ?/.../ Parla, parla, ascoltando ti sto.” (Parlez donc ! Que demandez-vous ? Que désirez-vous ? [...] Parlez, parlez, car je vous écoute. Chant de Don Giovanni à l’adresse de la statue, chez Mozart) » (S. Felman, in Le Scandale du Corps Parlant, op. cit., p. 219.)’
339.
‘ Noëlle Châtelet ajoute : « On saisit mieux aussi, par exemple, la valeur imaginaire du pique-nique, qui supprime la table ou du moins qui l’abaisse de façon que soient libérées les parties inférieures du corps. Le ventre, les fesses s’offrent à la vue au même titre que la bouche et participent intégralement à la fête. Le repas de cette manière gagne en sensations érotiques et exacerbe les désirs amoureux parce qu’alors table et lit ne font plus qu’un. Plus rien, aucun paravent ne protège le corps supérieur des pulsions du bas : la nappe du pique-nique est un drap virtuel ; J. Renoir y songeait-il en tournant le Déjeuner sur l’Herbe ? peut-être. [...] c’est un peu comme si, apparemment, la table diaphragme servait à « séparer l’inconscient du conscient, l’animalité de l’humanité, le propre du sale » [ la table signale] la menace de la perte d’intégrité du corps dont l’image s’assimile à un modèle fantasmatique idéal qu’on ne voudrait jamais oublier, cette menace rend les relations avec le corps nourri encore un peu plus complexes et empiriquement difficiles à assumer. », op. cit., p. 109-11. (Noëlle Châtelet cite Frédéric Lange, Manger ou les Jeux et les Creux du Plat, Paris, Seuil, 1975, p. 145)’
340.
‘ J. Kristeva, Pouvoirs de l’Horreur, op. cit., p. 80.’