1. L’arlequin qui fait bégayer la langue

Dans son étude sur Rabelais, Bakhtine fait remarquer l’analogie entre les douleurs de l’enfantement et l’écriture, à partir du travail de G. Schneegans sur l’Arlequin de la commedia dell’arte qui fait advenir le mot bloqué dans la gorge du bègue :

‘Harlequin [...] helps to deliver the word, and the word is actually born. We specify that it is the word that is born, [...] but thanks to degradation the word is renewed; one might say reborn.346

Ainsi, pouvons-nous voir l’Arlequin de Heart of Darkness comme celui qui fait bégayer la langue. Celui-ci fait penser au ménestrel qui, sous ses allures désinvoltes, dit les pulsions du corps sous couvert d’une forme poétique appelée amour courtois347. Ce personnage étrange et haut en couleurs fait aussi penser à un joker, seul autorisé à dire la vérité, un « fou du roi Kurtz » dont le vêtement / déguisement symboliserait cette vérité qui ne peut se dire que dans le mi-dire, et masquée de surcroît.

Cette vérité nous échappe348 sans cesse, tout comme les expressions qui se succèdent sur le visage de l’Arlequin :

‘[...] smiles and frowns chasing each other over that open countenance like sunshine and shadow on a windswept plain. (HOD, 90). ’

Il semblerait qu’à travers ses poèmes à la Dame, le ménestrel libère les pulsions, ce qui explique l’importance de ce personnage dans une société où le refoulement fait loi, en-dehors des occasions festives comme le carnaval.

L’accoutrement de ce personnage incongru et tout à fait inattendu dans Heart of Darkness est significatif à plus d’un titre : l’Arlequin est non seulement celui qui dit ou mi-dit la vérité, il signifie aussi le décalage et peut-être l’écart entre le mot et la chose, tout en étant celui qui peut côtoyer l’Autre en son lieu, puisqu’il repart dans la forêt et emporte avec lui un livre qu’il croyait avoir perdu349. Le livre, lui aussi, comporte une sorte de paraphe énigmatique puisqu’il est griffé d’annotations chiffrées :

‘The simple old sailor, with his talk of chains and purchases, made me forget the jungle and the pilgrims in a delicious sensation of having come upon something unmistakably real. Such a book being there was wonderful enough; but still more astounding were the notes penciled in the margin, and plainly referring to the text. I couldn’t believe my eyes! They were in cipher! Yes, it looked like cipher. Fancy a man lugging with him a book of that description into this nowhere and studying it — and making notes — in cipher at that! It was an extravagant mystery. (HOD, 71 ; c’est nous qui soulignons)’

S’agit-il là d’une rencontre avec le réel via l’objet livre/lettre? Si tel est le cas, les annotations chiffrées (qui s’avèrent être du Russe), peuvent alors se lire comme « [...] un chiffrage du réel à déchiffrer [...] »350. De même, ses vêtements insolites peuvent se lire comme la carte du continent africain :

‘He looked like a Harlequin. His clothes had been made of some stuff that was brown holland probably, but it was covered with patches all over [...] (HOD, 90)’

Nous pouvons aussi voir là une vision éclatée du monde, la vision de Marlow enfant, sous l’emprise des cartes des différents continents qui étaient alors inexplorés en grande partie : « At that time there were many blank spaces on the earth, [...] »(HOD, 33).

Plus tard, c’est la carte d’Afrique qui va fasciner Marlow plus que tout, et plus particulièrement un mystérieux point vide (« a blank spot ») où se déroule un immense serpent : « But there was one yet — the biggest, the most blank, so to speak — that I had a hankering after. » (HOD, 33). Le désir de Marlow, mu par le vide et l’absence, se dit clairement à travers le signifiant « hankering ». En effet, il semble que le serpent/ Congo exerce la même fascination sur Marlow que le vide de la carte. Or le serpent a pour particularité de muer, de changer de peau, laissant derrière lui cette peau vide qu’est la mue. Le motif du serpent préfigure aussi peut-être l’arrachage de l’objet et le nouage qui s’y articule, ce qui donnerait une autre dimension à la fascination qu’il exerce sur les hommes351. Nous voyons aussi les méandres du texte se dessiner dans les anneaux du serpent imaginaire de Marlow :

‘But there was in it one river especially, a mighty big river, that you could see on the map, resembling an immense snake uncoiled, with its head in the sea, its body at rest curving afar over the vast country, and its tail lost in the depths of the land. (HOD, 33)’

Mais à cette fascination pour le serpent on peut suggérer une autre raison : n’est-il pas en effet aussi insaisissable et changeant que le sens qui préoccupe Conrad. Murielle Gagnebin avance à propos du Laocoon 352, ou le serpent se mêle aux corps enserrés du père et de ses deux fils, en un étrange et troublant nouage de peau et d’écailles, que le serpent peut être considéré comme une sorte de « rime plastique »353, « une réalité esthétique qui a une grande souplesse. Il appartient au registre du pli, de la corde, du noeud, c’est-à-dire qu’il évoque toutes ces activités où la main de l’homme prouve son ingéniosité »354. Dans le cas du Laocoon, il s’agit de la sculpture, tandis que pour le serpent africain de Conrad, il s’agit de l’écriture, celle qui permettra à Conrad d’écrire le cri d’horreur de Kurtz. Notons que dans Nostromo, le serpent entache le souvenir de la vallée de San Tomé, le Paradise of snakes que Mrs Gould a peint de sa main. Nous tenterons de boucler la boucle avec ce drôle de serpent insidieusement associé à Hugh, le faux frère (« old snake in the grass », le surnomme le Consul). Hugh n’hésite pas à passer sur un serpent mort, qui cette fois-ci, fait plutôt penser à un porte-jarretelles, allusion plaçant définitivement Hugh sous le signe de la tromperie :

‘And Hugh actually did ride over a dead garter snake, embossed on the path like a belt to a pair of bathing trunks. Or perhaps it was a Gila monster. (UV, 155) ’

Le chien de ferme qui veille sur les poulains et suit Hugh et Yvonne pendant leur promenade à cheval est, quant à lui, dressé à détecter les serpents et se distingue ainsi clairement des chiens errants qui suivent le Consul comme des signes de mauvaise augure :

‘Evidently trained to detect snakes, he would run ahead then double back to make sure all were safe before loping on once more. Hugh watched him a moment. It was certainly hard to reconcile this dog with the pariahs one saw in town, those dreadful creatures that seemed to shadow his brother everywhere. (UV, 150)’

Et si le serpent est l’emblème du Mexique, il est aussi celui de Hugh qui est par ailleurs associé au liseron, plante parasite grimpante, ce qui en dit long sur la relation des deux frères. Ainsi le numéro de passeport de Hugh est : « 21312 » (UV, 122). Outre l’effet de miroir produit par la succession 2,1 puis 1,2 articulée autour du 3 où l’on peut éventuellement lire les relations du trio Hugh, Geoffrey, Yvonne, ce numéro peut aussi se lire selon le principe simple de l’addition de chiffres. Cette opération nous donne le chiffre 9, Teth355 ; c’est-à-dire le serpent de la Kabbale, que Lowry connaissait bien.

Mais revenons à la fascination de Marlow pour le serpent et pour l’Arlequin. Nous voyons à présent flotter, toujours par anamorphose, le spectre du corps morcelé (re)constitué en un patchwork humain, laissant voir les traces de suture qui tentent de nier la coupure originaire. Les pièces de tissu rapiécées les unes aux autres du vêtement de l’Arlequin correspondent, semble-t-il aux différents états coloniaux du début du siècle qui figurent sur la carte, et qui de nos jours encore, se déchirent en de sanglants massacres, notamment à la machette. C’est un peu comme si l’accès à l’ordre du symbolique n’avait pas eu lieu dans ces sociétés sans écriture356 et qu’il fallait s’attaquer au corps dans sa réalité la plus concrète pour dire la déchirure de l’être humain357.

Notes
346.
The Bakhtin Reader, op. cit., p. 232-33. Section four, « Carnival ambivalence », from M. M. Bakhtin, « Rabelais and His World, 1965 »’
347.
‘ « [...] la vérité en tant que telle est un dire qui a, selon la formule de Lacan, structure de fiction. Elle parle sans fin en un mi-dire rhétorique ; et elle s’avance masquée : larvatus prodeo. » (Philippe Julien, L’Etrange jouissance du prochain..., op. cit. p. 61-62)’
348.
‘ « [la vérité] ne nous atteint que dans la méprise de la surprise, se dérobant aussitôt qu’apparue. Ainsi, le dire-vrai court sans cesse après la vérité, celle-ci ne surgissant que dans l’éclair et la contingence de la rencontre [...] », ibid., p. 225.’
349.
‘ P. J. Glassman commente le personnage de l’Arlequin : « He is a great explainer of riddles, Kurtz’s harlequin: how appropriate that in Conrad’s congo only a daft clown knows the whole truth about Kurtz — or about ciphers in Towson, warnings in huts. » (Language and Being, Joseph Conrad and the Literature of Personality, New York and London, Columbia University Press, 1976, p. 224)’
350.
‘ « L’inconscient freudien n’est rien d’autre : un chiffrage du réel... à déchiffrer. Toute une éthique s’ensuit, qui permet de ne pas confondre l’impuissance qui désespère et l’impossible qui libère. » (P. Julien, op. cit., p. 235)’
351.
‘Murielle Gagnebin développe une théorie intéressante sur le serpent et l’art comme figuration de l’objet transitionnel en partant de la notion d’arrachage et d’équivoque, ceci en commentant des représentations picturales et sculpturales du Laocoon : « Cette image, le jeu des lignes et des tons confond le regard. Les traces lithographiques dénotant l’animal sont du même grain, de même texture que ce qui revient aux aponévroses mises à nu dans la figure écorchée. Mais s’arrête-t-on sur le geste du Laocoon, y reconnaît-on un effort — pathétique — d’arrachement, on identifiera ne fût-ce qu’un instant, l’image du corps serpentin à des lambeaux du sac cutané, à des fragments résiduels de peau humaine. Cette hésitation n’est pas indifférente : elle est même symptomatique. [...] La peau qui dans l’image semble se détacher du Laocoon est celle-là même qui va se resserrer sur son corps, l’étreindre et l’étouffer. Le caractère équivoque de quelques portions de l’image contribue, sans nul doute, à fixer l’imagination ; et, si elle est fortement sollicitée, ne serait-ce pas du fait que la reconnaissance d’un objet transitionnel redouble le caractère substitutif qui détermine toute figuration ? Autrement dit, la fiction, ici, compose deux ordres de substitution ; leurs effets se renforcent mutuellement pour exercer une fascination toute spéciale. En sorte que l’animation même de Laocoon si justement vantée par les critiques autour des années 1800 résulte assurément d’une virtuosité technique. Mais on peut bien hasarder que l’émotion des commentateurs procède de ce que les formes des serpents désignent la force imaginaire de substitution attachée à un objet transitionnel. [...] Ces objets sont et ne sont pas, ils sont l’enfant et ils ne sont pas l’enfant, bref ils ouvrent une aire intermédiaire d’expérience que Winnicott appelle l’espace potentiel ou espace de “l’illusion, celle qui existe chez le petit enfant, et qui, chez l’adulte, est inhérente à l’art.” (D. W. Winnicott, Jeu et Réalité, 1971, Paris, Gallimard, 1975, p. 9-10, 21, 13-14.) » (L’Irreprésentable ou les Silences de l’OEuvre, Paris, Presses Universitaires de France, 1984, p. 86-87)’
352.
‘ Voir annexe 14, p. 404. ’
353.
‘ M. Gagnebin, L’irreprésentable..., op. cit., p. 83.’
354.
Ibid.., p. 85.’
355.
Pour d’autres réferences au serpent dans Under the Volcano, nous renvoyons à A Companion..., op. cit.’
356.
‘ J. Kristeva fait remarquer que « la fréquence des rites de souillure dans des sociétés sans écriture, porte à penser que ces rites cathartiques fonctionnent comme une « écriture du réel ». Ils découpent, démarquent, tracent un ordre, un cadre, une socialité, sans avoir une autre signification que celle immanente au découpage lui-même et à l’ordre qui s’y enchaîne. On peut se demander, à rebours, si toute écriture n’est pas un rite au second degré, au degré de la langue s’entend, faisant se remémorer, à travers les signes linguistiques eux-mêmes, ces démarquages qui les préconditionnent et les excèdent. L’écriture confronte en effet le sujet qui s’y hasarde à une autorité archaïque, en deçà du Nom propre. Les connotations maternelles de cette autorité n’ont jamais échappé aux grands écrivains, pas plus que le face-à-face avec ce que nous avons appelé abjection. De « Madame Bovary, c’est moi » au monologue de Molly et à l’émotion célinienne qui blesse la syntaxe pour déboucher sur la musique, la danseuse, ou rien... » (Pouvoirs de l’Horreur, p. 90, c’est nous qui soulignons)’
357.
‘ Nous pouvons nous demander s’il existe un lien entre le fait que les versions africaines du Petit Poucet n’hésitent pas à mettre en scène la dévoration des enfants, contrairement à celle de Perrault qui esquive l’acte cannibal et les massacres qui font l’actualité depuis déjà de nombreuses années. ’