2. Comment lire l’énigme 

Par ce mode de représentation358 la narration met en relief le mode de lecture de l’énigme qui fait appel à des codes différents, des champs de référence inattendus sous-entendant une capacité à s’abstraire, à se décoller de l’objet, ce qui fait penser aux paroles de Marlow à la vue de la côte Africaine :

‘Watching a coast as it slips by the ship is like thinking about an enigma. There it is before you — smiling, frowning, inviting, grand, mean, insipid, or savage, and always mute with an air of whispering. Come and find out. This one was almost featureless, as if still in the making, with an aspect of monotonous grimness. (HOD, 39)’

Oliver Warner commente ce passage et remarque :

‘ [...] it is only the fringe that slips so colourfully past his eye. When it has gone, when the ship has left the land away in the darkness, and the reader turned the last page, it is the integration, and the echoes, which matter359. ’

Il pointe ainsi le mode de lecture optimal du texte de Conrad et de tous les grands textes de la modernité.

D’autre part, il semblerait que les points de suture sautent les uns après les autres par faute d’entrée dans l’ordre symbolique du langage, rouvrant ainsi la blessure. Or, c’est peut-être là le sens de l’attachement de l’Arlequin au livre de Towson, lui aussi « suturé », recousu de fil blanc : « [...] the back had been lovingly stitched afresh with white cotton thread, which looked clean yet », (HOD, 71). Les vêtements rapiécés de l’Arlequin participent de ce motif de suture360 que l’on peut opposer à celui d’arrachage véhiculé par l’ivoire. Ces points de fil blanc se lisent alors comme les traces de la coupure du Sujet, de la disjonction entre signifiant et signifié, de l’entrée dans l’ordre symbolique du langage, amplifiée par la rupture épistémologique qui a ouvert avec pertes et fracas le xxe siècle. Mais il y a parfois des amputations nécessaires et bénéfiques...

Nous posons alors la question du rôle de la littérature. Se pourrait-il que le Livre de Towson, bien qu’il soit un manuel utilitaire, apporte une réponse à la question ? En effet on peut se demander pourquoi Conrad insiste tant sur cet ouvrage, et nous sommes tenté de le lire (ou de le « dé-lire ») comme une représentation métonymique de la double fonction de la littérature ; à la fois protectrice —  L’Arlequin emporte le livre comme s’il était doté d’un pouvoir protecteur contre l’horreur, horreur qu’il compte pourtant bien explorer encore plus avant — et partant, aussi révélatrice. N’oublions pas le titre de cet ouvrage : An Inquiry into some Points of seamanship. (71). Une histoire de chaînes, de noeuds et d’épissures qui pourrait être une enquête (« Inquiry ») au coeur de l’horreur que l’homme porte en lui, et dont le code se trouve dans le langage signalé par les notes griffonnées en marge du récit : « but still more astounding were the notes penciled in the margin, and plainly referring to the text. » (71 ; c’est nous qui soulignons). Ce dernier détail signale le rôle primordial de la notion de marge, de bord, car c’est de ce lieu privilégié et précaire que l’écrivain peut rencontrer le Réel et nous en rapporter les fragments sous forme de brisures de langage que l’écriture met en vibration, conjointement avec la perception du lecteur qui accepte de se lancer dans l’aventure.

Nous rejoignons ici la suggestion de Julia Kristeva selon laquelle la littérature aurait un rôle essentiel à jouer dans la crise profonde qui secoue notre siècle et celui qui vient de commencer, car sous les semblants économiques et politiques se joue une crise du langage  :

‘By suggesting that literature is its [horror] privileged signifier, I wish to point out that, far from being a minor, marginal activity in our culture, as a general consensus seems to have it, this kind of literature, or even literature as such, represents the ultimate coding of our crises, of our most intimate and most serious apocalypses. Hence its nocturnal power, “the great darkness” (Angela of Foligno). [...] Because it occupies its [the sacred] place, because it hence decks itself out in the sacred power of horror, literature may also involve not an ultimate resistance to but an unveiling of the abject: an elaboration, a discharge, and a hollowing out of abjection through the Crisis of the Word 361.’

Tel un écran, la littérature protège et révèle. Cette double fonction au bord de la contradiction étant rendue possible grâce à l’opération de représentation effectuée par le biais du langage qui transpose, déplace et condense l’horreur indicible, de métaphore en métonymie, en une « poiesis de l’interprétation » (J. Kristeva) ressemblant fort à la parole interprétative analytique362. Tandis que sur les écrans de télévision, les images de corps mutilés, démembrés, défilent nues et nous donnent à voir « The horror ! » de Kurtz.

Les pays industrialisés ne sont pas épargnés, bien au contraire, la partie visible de l’iceberg étant économique et l’autre, bien plus inquiétante encore, relevant de la psyché comme le laisse entendre Julia Kristeva :

‘L’homme moderne est en train de perdre son âme. Mais il ne le sait pas, car c’est précisément l’appareil psychique qui enregistre les représentations et leurs valeurs signifiantes pour le sujet. Or, la chambre noire est en panne363. ’

Officiellement, « ça » se passe sur un plan économique et social364  . Le rapport métaphorique entre l’oralité, le corps morcelé (« the rent body », M. Bakhtine) — et l’économie capitaliste au sens strict du terme365 ne cesse de se dire dans Heart of Darkness où le monstre dévorateur est l’exploitation colonialiste. Elle est figurée par divers relais métaphoriques tels que la bouche béante de Kurtz, la chaudière du Roi des Belges qu’il faut alimenter à tout prix sous peine de se faire massacrer par les indigènes, ou encore le troc du précieux ivoire avec les verroteries et autre pacotille, marché de dupes où les non-dupes comme Marlow errent en quête d’un sens à tout cela, et où Kurtz se perd, pris dans la nasse du désir incestueux de fusion avec le corps de la mère366 — symbolisé par la terre Africaine — le trou boueux où reposera son corps décharné, désincarné et « démotérialisé »367 en un « something » : « the pilgrims buried something in a muddy hole. » (HOD, 112). La terre africaine est à la fois le sarcophage et le corps maternel368 auquel retourne Kurtz à défaut de retourner à Bruxelles, la ville sépulcrale où l’attend à jamais le piano de sa fiancée :

‘A grand piano stood massively in a corner; with dark gleams on the flat surfaces like a sombre and polished sarcophagus. (HOD, 117). ’

Il semble que le piano soit l’instrument du désir de Kurtz lequel se joue sur les touches d’ivoire d’une civilisation moribonde ne renvoyant plus que de sombres reflets (« dark gleams »), et sur lequel sa fiancée spectrale ne joue probablement plus : « She came forward, all in black, with a pale head, floating towards me in the dusk. » (117). Cette rencontre avec la fiancée de Kurtz donne lieu à une sorte d’hallucination visuelle et auditive de Marlow qui voit et entend le couple ainsi réuni dans un flottement spectral :

‘Do you understand? I saw them together — I heard them together. She had said, with a deep catch of the breath, “I have survived” while my strained ears seemed to hear distinctly, mingled with her tone of despairing regret, the summing-up whisper of his eternal condemnation. (118)’

La perception est comme troublée, le présent et le passé se télescopent comme si la narration venait démentir l’affirmation de Marlow qui place la fiancée, hors du temps — mais également lui-même indirectement :

‘I perceived that she was one of those creatures that are not the playthings of Time. For her he had died only yesterday. And, by Jove! the impression was so powerful that for me, too, he seemed to have died only yesterday — nay, this very minute, I saw her and him in the same instant  of time — his death and her sorrow — I saw her sorrow in the very moment of his death. (118)’

Le prix à payer pour Marlow est non pas le morcellement du corps en tant que tel, mais le morcellement de l’objet-voix369 et plus généralement, de la perception ainsi que nous venons de le voir. Cette opération se fait par le biais d’une énonciation morcelée dont il est le sujet, fruit de la déchirure créatrice qui travaille l’écrivain.

Notes
358.
‘ « La carte géographique servant à réduire le macrocosme aux dimensions du microcosme, projettera une écriture du monde sur un parchemin, une feuille de papier. Elle présentera un aspect du descriptif liant le scriptural et le lectural, le réel et le code. » (Liliane Louvel, op. cit., p. 121)’
359.
‘ Oliver Warner ajoute : « The observation is equally true in considering an author of stature. Scene after scene is evoked, and the reader, excited or lulled by the impression conveyed, is always aware that it is only the fringe that slips so colourfully past his eye. When it has gone, when the ship has left the land away in the darkness, and the reader turned the last page, it is the integration, and the echoes, which matter. » (Joseph Conrad, Bibliographical Series of Supplements to ‘British Book News’ on writers and their work, London, Longmans, Green & Co. LTD., (1950), 1960, p. 29)’
360.
‘ « [...] l’écart instauré entre vérité et savoir creuse la place du sujet. Mais une fois que tel savoir est conquis, voilà que le sujet est oublié. La science constituée, admise, “publicisée”, n’a ni mémoire ni passé. Elle est suture du sujet. » (P. Julien, op. cit., p. 235)’
361.
‘ J. Kristeva, The Powers of Horror, op. cit., p. 208 ; c’est nous qui soulignons.’
362.
‘ « Dans l’hypothèse idéale, le silence interprétatif devrait faire résonner jusqu’à la conscience du sujet ces différentes structures du sens où se loge son symptôme. Plus directement et plus fréquemment, c’est l’interprétation analytique qui repère les diverses expressions (linguistiques ou trans-linguistiques) du mal-être, et les restitue au sujet. Comment ? En nommant les déterminants familiaux qui, dans l’histoire du développement sexuel, ont abouti à ce symptôme-ci ou à cette structure-ci. Mais souvent, et surtout, en trouvant une formulation adéquate qui, mobilisant les affects de l’analyste et ses propres séries de représentations psychiques (de mots, de choses, de pulsions), s’exprime en termes elliptiques ou métaphoriques, condensés. Une véritable poiesis de l’interprétation entre ici en jeu, qui comprend aussi bien la musicalité de la voix que les tropes, et jusqu’à la description argumentative du fonctionnement mental. Réalité ultime du transfert et du contre-transfert, cette poiesis traverse l’écoute consciente et s’adresse aux représentants psychiques inconscients, notamment pulsionnels, du patient, dont on peut supposer qu’ils voisinent avec les flux neuronaux propres aux systèmes subcorticaux, “électriques” ou “humoraux”. La passerelle qui lie ou l’hiatus qui sépare les représentants psychiques inconscients du registre neurobiologique sont peut-être inexistants. Mais, pendant que les théories et l’expérimentation en discutent l’exacte relation, la parole interprétative opère ses effets psychosomatiques. » (Julia Kristeva, Les Nouvelles Maladies de l’Ame, Paris, Fayard, 1993, p. 58-59)’
363.
‘Julia Kristeva, ibid., p. 16.’
364.
‘ Viviane Forrester développe l’aspect économique et social de l’horreur dans L’Horreur Economique, Paris, Fayard, 1996, pp. 215.’
365.
‘ “[...] the body transgresses here its own limits: it swallows, devours, rends the world apart, is enriched and grows at the world’s expense. The encounter of man with the world, which takes place inside the open, biting, rending, chewing mouth, is one of the most ancient, and most important objects of human thought.” (The Bakhtin Reader, op. cit., p. 228)’
366.
‘ Robert Conrath s’appuie sur la célèbre affirmation de R. Barthes : « L’écrivain est quelqu’un qui joue avec le corps de sa mère : pour le glorifier, l’embellir, ou pour le dépecer, le porter à la limite de ce qui, du corps peut être reconnu[...] » (Le Plaisir du Texte, p. 61.) Ceci, pour aborder la question du rapport de Conrad à la langue anglaise. Il dit : « Conrad joue avec la mère de quelqu’un d’autre, d’un autre Conrad, et il se permet non ne défiguration, puisqu’elle n’est pas sienne, mais une refiguration.[...] Et dans cet instant son jeu est doublé — il est en fait doublement doublé : traducteur et auteur, mère du texte et fils de la mère. Conrad peut donc à la fois jouer et dépecer le corps de sa langue-mère adoptive tout en défigurant par l’oubli sa vraie mère-langue. » (Robert Conrath, « La vitre de l’auto-traduction. Quelques remarques sur l’entre-deux-langues. », p. 127)’
367.
‘ J’emprunte ce terme forgé par Lacan à J. Paccaud-Huguet qui définit la fiction de Conrad comme « motérielle », les mots se faisant matière à travers laquelle la jouissance remonte par « capillarité », résonne et fait résonner les textes. J. Paccaud-Huguet, « L’écrivain et l’étrangeté de la langue », op. cit.
368.
‘ G. Bachelard s’interroge : « Le sarcophage et le ventre maternel, ne sont-ils pas deux temps de la même image ? La mort, le sommeil, c’est la même mise en chrysalide d’un être qui doit se réveiller et resurgir rénové. » (Gaston Bachelard, La Terre et les Rêveries du repos, Paris, Librairie José Corti, 1948, p. 162) ’
369.
‘ Les quatre objets fondamentaux définis par Lacan sont : les excréments, le sein, l’oeil et la voix.’