3. Corps morcelé et cannibalisme

Cette économie du corps morcelé se manifeste très clairement dans The Secret Agent, où le jeune Stevie fait office de « victime sacrificielle d’une société qui, comme Cronos, dévore ses enfants »370, ou encore comme Saturne dévorant son fils 371. Dans son analyse, Véronique Pauly insiste sur la tournure cannibalique que prend l’enquête de Heat. Nous y décelons le signifiant /eat/ posé dans la trame du texte comme un signal muet au lecteur :

‘[...] And since breakfast Chief Inspector Heat had not managed to get anything to eat. [...] he had swallowed a good deal of raw, unwholesome fog in the park. [...] at last he had lost his inclination for food. Not accustomed, as the doctors are, to examine closely the mangled remains of human beings, [...] a sort of mounda heap of rags, scorched and bloodstained, half concealing what might have been an accumulation of raw material for a cannibal feast. 372

L’explosion terroriste rate son objectif, à savoir l’observatoire de Greenwich, symbole de la maîtrise du globe par le savoir scientifique. Si l’observatoire pose de nombreuses questions au monde physique et géographique, et offre des réponses, il pose aussi la question du « which », laquelle reste sans réponse puisque les possibilités sont multiples. Greenwhich 373 devient alors le lieu de l’Autre du symbolique. L’échec de l’attentat terroriste dirigé contre l’observatoire représente peut-être, par extension, la faillite de la maîtrise du signifiant, cette dernière étant finalement mise en échec par le morcellement du corps de Stevie, l’idiot qui sait sans savoir :

‘“Shame !” Stevie was no master of phrases, and perhaps for that very reason his thoughts lacked clearness and precision. But he felt with great completeness and some profundity. That little word contained all his sense of indignation and horror at one sort of wretchedness having to feed upon the anguish of the other — as the poor cabman beating the poor horse in the name, as it were, of his poor kids at home374. ’

« Le prix à payer de cette interdépendance des individus, conclut V. Pauly, est la mutilation375 ». Nous ajouterons à ce commentaire, qu’à travers l’explosion, c’est le sens stable et replet dans sa complétude que Conrad fait exploser, signifiant la « coupure épistémologique qui marque l’entrée de la pensée dans la modernité.376 »

Plus inquiétante encore est la dévoration perpétrée métonymiquement par Verloc, le père inconsubstantiel de Stevie qui, de retour dans son antre, dévore sans retenue (à l’inverse de l’équipage indigène du Roi des Belges,) un rôti de boeuf — que l’on imagine volontiers saignant... avec une petite étiquette triangulaire au nom de Stevie... ou encore, sanguinolent comme les quartiers de viande auxquels Bacon « pend/peint » littéralement ses personnages, eux aussi conviés à un festin cannibale désacralisant l’eucharistie ainsi que le fantasme originaire377 :

‘The piece of roast beef, laid out in the likeness of funereal baked meats for Stevie’s obsequies, offered itself largely to his notice. And Mr. Verloc again partook. He partook ravenously, without restraint and decency, cutting thick slices with the sharp carving knife, and swallowing them without bread378. ’

Verloc dévore l’enfant « without bread » comme s’il rejetait l’ordre symbolique du langage, du nom du père, le corps du Christ. De la même façon, Giorgio, dont nous avons souligné les aspects inquiétants, abat Nostromo, son fils adoptif, dans la confusion des voix et des noms.

Notes
370.
‘ Véronique Pauly, « Le chaos et la totalité dans The Secret Agent », in Joseph Conrad, la fiction et l’Autre 1, op. cit., p. 54. Le développement qui suit s’appuie largement sur l’étude proposée par V. Pauly. ’
371.
‘ Francisco Goya, Saturne dévorant son fils, peinture murale de la maison du Sourd, 1819 à 1823. Musée du Prado, Madrid. Cette peinture figure aussi en couverture du Séminaire IV. La Relation d’Objet. Le choix de cette peinture par Jacques-Alain Miller met en exergue l’importance du thème de la dévoration dans la relation d’objet.’
372.
‘ Joseph Conrad, The Secret Agent, Harmondsworth, Penguin, 1989, p. 54. ’
373.
‘ C’est nous qui soulignons.’
374.
The Secret Agent, p. 168 ; c’est nous qui soulignons.’
375.
‘ V. Pauly, op. cit., p. 59.’
376.
Ibid., p. 61.’
377.
‘ Nous reprenons l’analogie que fait Julia Kristeva entre eucharistie et fantasme originaire : « On connaît le lien entre cette multiplication des pains et l’Eucharistie, lien qu’établit une autre phrase christique, nouant cette fois le corps et le pain : “Ceci est mon corps.” En mêlant subrepticement au thème “rassasiant” celui de la “dévoration”, ce récit est une manière d’apprivoiser le cannibalisme. Il convie à une déculpabilisation de la relation archaïque au premier pré-objet (ab-jet) du besoin : la mère. » (Pouvoirs de l’Horreur, op. cit., p. 140)’
378.
The Secret Agent, op. cit, p. 227.’