4. Qui dévore qui 

Ces deux pères adoptifs, des beaux-pères avec tout ce que le terme comporte d’inquiétant, pratiquent un inceste métaphorique par la dévoration et le meurtre du fils379. Le terrorisme politique et psycho-physique mis en scène dans The Secret Agent fait partie des signes du malaise profond qui ronge la société de ce début de xxe siècle. Il est à présent frappant pour le lecteur du début du xxie siècle d’observer que le malaise n’a cessé de croître au cours du siècle, et ceci malgré les progrès « techno-scicentifiques » et les avancées sociales régulièrement agitées devant les visages éberlués d’autosatisfaction des citoyens du monde moderne. Ne serions-nous pas plutôt frappés de cécité tout en croyant y voir clair ? Sommes-nous, à l’inverse de Stevie, des idiots qui croient tout savoir ? Si nous considérons les catastrophes nucléaires et écologiques qui se multiplient à la surface et au fond des océans pour cause d’erreur humaine ou technique, la science et la technologie ne peuvent que reconnaître leurs limites. Or c’est peut-être bien là l’erreur majeure des scientifiques qui refusent d’admettre qu’ils ne maîtrisent pas totalement les objets de leur savoir-faire, une fois lâchés dans le monde vivant, hors des matrices des super ordinateurs et des laboratoires de recherche. Des super tankers pleins d’énergie fossile, des sous-marins et des brise-glace nucléaires sillonnent les océans dans des zones souvent à haut risque sans que l’on se pose réellement de question quant aux enjeux humains qui sont balayés par les enjeux économiques, géostratégiques et politiques. Personne ne semble se poser honnêtement la question du pourquoi, de l’objet. On se contente de soigner les symptômes en les faisant disparaître d’un coup de chimie ou de scalpel, mais les causes restent enfouies puisqu’on ne cherche pas vraiment à les débusquer. Ce sont des bombes à retardement qui n’attendent qu’une im-pulsion au bon endroit pour exploser.

D’autres signes inquiétants de « sortie de l’ordre symbolique du langage » se manifestent de façon de plus en plus insistante et saillante dans la société occidentale du nouveau millénaire à travers la figure des tueurs en série — certains se spécialisent même dans le découpage des corps et font le bonheur des lecteurs de Patricia Cornwell ou des spectateurs de séries télévisées du type Profiler.380 Il est également des maux de société qui se disent sur le corps — les salles de musculation et d’aérobic ne désemplissent pas ! S’agit-il d’un symptôme des « nouvelles maladie de l’âme » dont parle Julia Kristeva381 ? Depuis les travaux de Freud et notamment son dernier ouvrage, Malaise dans la Civilisation, la psychanalyse n’a eu de cesse d’évoluer et commence à s’intéresser à de nouvelles pathologies.

Notes
379.
‘ « Qu’un père mange sa fille, il se trouve métaphoriquement en état d’inceste [...] prohibition de l’inceste et tabou alimentaire se recouvrent exactement dans l’espace unitaire de l’exogamie et de l’exocuisine. » (Pierre Clastres, Chronique des Indiens Guyaki, coll. « Terre humaine », Paris, Plon, 1972, p. 329)’
380.
‘ Série américaine dont l’héroïne est dotée d’une sorte de sixième sens apparaissant par flashes en rapport avec ses propres souvenirs inconscients et lui permettant de comprendre la logique des psychopathes qu’elle poursuit.’
381.
‘ J. Kristeva isole un dénominateur commun des nouvelles symptomatologies : « la difficulté à représenter » (Les Nouvelles Maladies..., op. cit.,  p. 18-19)’