5. Une polyphonie salvatrice : vibrations des âmes et de la langue

Une fois de plus — il s’agit pour la psychanalyse — et la littérature la rejoint à ce carrefour, d’opérer :

‘Cette métamorphose, inouïe [...] Car de cette prison de l’âme que 2000 ans au moins d’expérience intérieure ont échafaudée, la psychanalyse saisit la naïve vulnérabilité pour y pratiquer une brèche, « faire résonner la polyphonie de nos raisons. »382. ’

J. Kristeva cite Proust à propos des phénomènes vibratoires à l’oeuvre dans la psyché, lesquels ne sont pas sans rappeler la pièce intérieure de la caisse de résonance  du violon, qui précisément se nomme l’ « âme » :

‘Car si on a la sensation d’être toujours entouré de son âme, ce n’est pas comme d’une prison immobile ; plutôt, on est comme emporté avec elle dans un perpétuel élan pour la dépasser, entendant toujours autour de soi cette sonorité identique, qui n’est pas écho du dehors mais retentissement d’une vibration interne 383.  ’

Pour Conrad et Lowry le morcellement du corps se dit de façon très concrète, presque aussi concrète que les massacres africains perpétrés à la machette. Il ne faut pas oublier que Conrad et Lowry sont des représentants de « générations sacrifiées ». Conrad a vécu les premières déchirures de l’histoire européenne, lesquelles ont profondément marqué son histoire de sujet à jamais exilé — la domination russe ayant causé l’exil, puis la mort par maladie de ses parents. Lowry, même s’il n’a pas subi les déchirures de l’histoire de façon aussi directe que Conrad, a tout de même vécu deux conflits mondiaux majeurs dont Conrad avait formulé l’intuition dans une lettre adressée à Spiridia Kliszcewski, le 19 décembre 1885 depuis Calcutta :

‘The destiny of this nation and of all nations is to be accomplished in darkness amidst much weeping and gnashing of teeth, to pass through robbery, equality, anarchy and misery under the iron rule of militarism despotism! [...] Socialism must inevitably end in Cæsarism. [...] Disestablishment, Land Reform, Universal Brotherhood are but like milestones on the road to ruin. The end will be awful, no doubt! Neither you nor I shall live to see the final crash [...]384

Les dernières lignes de cette lettre sont particulièrement frappantes pour nous qui disposons d’assez de recul pour voir dans le « final crash »385, la Shoah. Sans son nom, elle clôt le roman de Lowry dans une chute vertigineuse au milieu de corps qui brûlent  : « [...] through the blazing of ten million burning bodies, falling, into a forest, falling — » (UV, 415).

Nous voyons se concrétiser le phénomène que décrit Gérard Wajcman lorsqu’il parle de l’incidence de la Shoah sur la perception moderne de l’art :

‘Mais c’est dans leur ensemble et dans leur fond que les arts visuels ont été touchés par les camps. L’art n’est pas indemne. Impossible d’éliminer aujourd’hui derrière l’image d’un corps la résonance de l’attentat contre l’image humaine perpétré par les chambres à gaz. La langue n’a pas été changée. On écrit dans une langue inchangée. Mais les images ne sont pas comme avant. Ou alors c’est qu’on le fait exprès386. ’

Le lien entre le corps et l’inconscient souffrant semble bien se dire par des symptômes dont le lieu d’élection est le corps :

‘Entre le corps anatomique et ses projections fantasmatiques, un pacte est signé. [...] une guerre larvée les oppose dont le corps organique paye le lourd tribut : la maladie en est un. Pour gagner la bataille, le ça a recours à l’holocauste d’un membre, d’un viscère ou d’un cerveau, de tout ce qui dans l’organique est susceptible de lui assurer le pouvoir. Pour résister, le corps anatomique dresse des barrières, monte quelques barricades ; qu’elles s’appellent : santé, équilibre, régime, esthétique, etc... elles ont toujours l’appui d’une institution, le soutien d’une idéologie et tiennent parfois tête aux raz de marée du désir inconscient qui vainc souvent par surprise387.’

Nous avons été frappé de voir la résurgence de divers maux/mots du corps chez Conrad et Lowry lors de phases critiques de leur vie qui se sont avérées créatives. Ainsi au moment crucial de la « conception » de Nostromo, deux ans avant sa « venue au monde », Conrad remarque :

‘Up to last Monday I had slight sciatica and a slightly game foot; these slight infirmities (which had no charm of novelty) have departed now without medicamentation — on the cheap — and no harm done. Only with my head full of a story, I have not been able to write a single word — except the title which shall be I think : NOSTROMO [...]388

Nous voyons donc se dessiner la dimension symptomatique de l’écriture qui se fraye un chemin jusque dans les profondeurs du corps de l’artiste lequel n’est que le lieu de l’écriture du symptôme né de son inconscient, « rooted in my very soul »389. Nous pouvons alors peut-être interpréter cette dent, ou plutôt cette racine qui s’obstine dans la gencive de l’écrivain comme la manifestation, le symptôme de la nécessité de faire un reste. De cet arrachage il doit rester quelque chose qui puisse témoigner, et faire dépôt : ivoire, os, dents, crachat et tache de sang qui font dépôt390 dans l’oeuvre et permettent de repartir vers un sens nouveau peut-être.

Notes
382.
Ibid., p. 50-51, c’est nous qui soulignons.’
383.
‘ M. Proust, Du Côté de chez Swann, coll. Pléiade, I, II, 1987, p. 85-86 ; c’est nous qui soulignons.’
384.
CLJC 1, p. 16-17 ; c’est nous qui soulignons.’
385.
‘ Une référence musicale anachronique nous vient à l’esprit sous la forme de l’album de Pink Floyd intitulé The final Cut, a requiem for the post war dream by Roger Waters. L’album est construit à partir d’un noyau, la deuxième guerre mondiale, qui essaime tout au long des titres, d’autres conflits armés ou pas tels que la guerre des Malouines, l’invasion de l’Afghanistan par les Russes, celle du Liban par Israël, la guerre froide et ceci vu au travers d’un prisme qui revient de façon obsessionnelle : un regard paranoïaque , « Paranoid eyes», ou encore embué de larmes, « Through the fisheyed lens of tear stained eyes » (Pink Floyd, The Final Cut, unichappell music, inc., USA, 1983.)’
386.
‘ G. Wajcman, op. cit., p. 25.’
387.
‘ N. Châtelet, op. cit., p. 107.’
388.
JCCL2, p. 447-48, lettre à John Galsworthy, 23 octobre 1902 (?) ; c’est nous qui soulignons.’
389.
JCCL 3, op. cit., p. 158.’
390.
‘ Le même phénomène de prolifération est à l’oeuvre dans l’écriture de Conrad, Lowry et Artaud dont la langue écorchée et à vif permet de distinguer des manifestations similaires dans celle plus colmatée de Conrad et de Lowry: « Redire le nom de Germaine et, de ce germen, faire proliférer une langue infinie, tel est l’un des enjeux de l’écriture glossolalique. Alors, par transfigurations poétiques, le nom de Germaine entre dans la langue et, par une série de déplacements phoniques et sémantiques, ses lettres deviennent “syllabes émotives” ; elles incarnent dans l’écriture d’Artaud le pouvoir de germination de la mort. » (E. Grossman, op. cit. p. 171-172)’