6. L’énigme du corps

Ceci rejoint la structure de l’énigme dont nous avons souligné l’importance pour Conrad qui voyait le monde comme « mostly composed of riddles »391. Il semble que le corps estrapadé/morcelé/ « cuisiné »392 de Hirsch ou encore celui de Stevie dans The Secret Agent pose la même énigme. Par ailleurs, Bakhtine dit du corps disséqué, et donc morcelé, qu’il est le lieu de rencontre privilégié des arts guerriers, culinaires et oratoires qui culminent dans l’acte oratoire des « cris de Paris  » :

‘The anatomic and culinary treatment is based on the grotesque image of the dissected body which we have already seen in the discussion of abuses, curses, and oaths.’ ‘And thus, the oaths were their profane culinary dismemberment of the human body have brought us back to the culinary theme of the cris de Paris [...]393. ’

Nous retrouvons une version moderne de ces « cris de Paris  » avec les nombreux messages publicitaires, étiquettes, et titres de journaux qui jonchent la trame narrative de Under the Volcano et qui d’après l’analyse de Bakhtine représentent chez Rabelais « a noisy kitchen and a loud, abundantly served banquet »394. Chez Lowry, les cris trouvent un écho du côté de l’élément liquide, du « crystal phallus »395 et des cantinas, et autres bars/barres. L’homophonie, doublée d’homographie en anglais, n’avait pas échappé à Lowry qui affectionnait les jeux de mots dont voici un exemple tiré de Dark as the Grave....Sigbjørn Wilderness alias Geoffrey Firmin, alias Malcolm Lowry remarque, installé au bar de l’aéroport de Los Angeles : « The eternal confessional of the bar. According to statistics, the highest suicide rate was among barmen. »396 De qui s’agit-il vraiment ? Du client qui boit et parle accoudé au bar/comptoir/confessionnal, ou de celui qui le sert, l’écoute et l’absout de l’autre côté du bar ? Le barman qui sert Sigbjørn Wilderness est peut-être un lointain cousin littéraire de l’homme de barre conradien, le « helmsman » de Marlow, au service, et à l’écoute de ces sujets  « fêlés » qui instinctivement cherchent à remplir la faille par la parole. Ainsi le barman auprès duquel Yvonne retrouve le Consul à son retour après un an d’absence semble lui aussi appartenir à cette espèce de ceux qui écoutent :

‘She saw she was mistaken about the barman : he was listening after all. That is, while he mightn’t understand what Geoffrey (who was, she noticed, wearing no socks) was talking about, he was waiting, his towelled hands overhauling the glasses ever more slowly, for an opening to say or do something. (UV, 90 ; c’est nous qui soulignons)’

Et s’il est permis de douter de leur capacité à comprendre la portée des propos tenus par ces écorchés vif de la vie, la réponse pragmatique que fait le barman au Consul témoigne d’une compréhension bien plus profonde qu’il n’y paraît :

‘[he] pointed, scarcely exhaling now the slow billowing smoke from his nostrils and mouth, at an advertisement for Cafeaspirina, a woman wearing a scarlet brassière lying on a scrolled divan, behind the upper row of tequila añero bottles. ‘ Absolutamente necesario,’ he said, and Yvonne realized it was the woman, not the Cafeaspirina, he meant (the Consul’s phrase doubtless) was absolutely necessary. (UV, 91)’

En effet, à celui qui se meurt de devoir vivre sans amour, « no se puede vivir sin amor », il propose un substitut, la prostituée, dont les services gracieux sont probablement prodigués de l’autre côté de la vitre, dans la partie qui donne sur l’arrière397. Remarquons que la couleur écarlate traditionnellement attribuée aux femmes de mauvaise vie398 est aussi associée à Yvonne puisqu’elle porte un sac à main rouge au moment où le Consul l’aperçoit, ce qui à la fois prête à confusion et sous-tend la validité du conseil amical du barman :

‘Then he looked up abruptly and saw her, standing there, a little blurred probably because the sunlight was behind her, with one hand thrust through the handle of her scarlet bag resting on her hip, standing there as she knew he must see her, half jaunty, a little diffident. (UV, 91 ; c’est nous qui soulignons)’

La dimension orale/aurale et érotique de la scène est clairement indiquée d’une part par la position provoquante d’Yvonne — soulignée par le signifiant « hip » — et d’autre part, par les volutes de fumée s’échappant de la bouche et du nez du barman sur le point de parler : à ce moment-là il fait alors penser à un masque représentant un de ces terribles dieux aztèques, ou encore à un oracle, réintroduisant ainsi la notion d’énonciation qui n’advient pas en tant que telle puisqu’elle se fait par le regard et non par la parole.

Qu’il s’agisse du barman ou du « helmsman », nous constatons une relation intime avec la limite qui prend aussi la forme d’une vitre (teintée ou sans teint) dans Under the Volcano. Cette dernière peut se lire comme une métaphore de la position de l’artiste qui est sur le fil du rasoir, à la fois dedans et dehors, au seuil de l’audible et de l’inaudible, du visible et de l’invisible, du dicible et de l’indicible. Beckett explicite cette métaphore du sujet divisé dans L’Innommable (1953)399.

Notes
391.
‘ Joseph Conrad, A Personal Record, Author’s Note, op. cit., p. xi.’
392.
‘ « [...] torturer c’est déjà “cuisiner”, c’est projeter le corps, encore vivant et humain en une viande consommable. » , Le Corps à Corps Culinaire, op. cit., p. 160. ’
393.
The Bakhtin Reader, op. cit., p. 222. ’
394.
Ibid., p. 218. Bakhtine ajoute au sujet d’une satire protestante de la papauté, Les Satires chrestiennes de la cuisine Papale : « The eight satires represent the Catholic Church as a gigantic kitchen spread all over the earth: chimneys form the belfry, the bells are cooking pans, the altars dining tables. The various prayers and rituals are pictured as foods, an extremely rich culinary nomenclature being used for this purpose. », p. 219.’ ‘Cette description fait irrésistiblement penser au travail de F. Bacon commenté de façon très alerte par Júlio Pomar : « Mais, Dieu, de combien de friandises les artistes de ce temps, notre Seigneur Baudelaire et Bacon compris, ont déréglé le jeu ! Voilà que ce dernier pose des morceaux de chair rouge à l’avant-scène des antichambres (déjà un peu suspectes) où trônent des chaises papales où sont emprisonnés des princes de l’église, repris — non de justice ! mais de Velasquez, hurlant ou se taisant dans un silence qui n’est pas du tout celui de la béatitude. » (Júlio Pomar, Discours sur la Cécité du Peintre, op. cit., p. 167-69)’
395.
‘ Il s’agit d’un commentaire de William Gass sur les bouteilles du père disséminées dans la nouvelle « The Pedersen Kid ».’
396.
Dark as the Grave..., p. 40.’
397.
‘ “a glass partition that divided the room (from yet another bar, she remembered now, giving on a side-street)” (UV, 90)’
398.
‘ Une association à la fois emblématisée et dénoncée par le roman de Nathaniel Hawthorne, The Scarlet Letter, (1850)’
399.
‘ « [...] je suis la cloison, j’ai deux faces et pas d’épaisseur, c’est peut-être ça que je sens, je me sens qui vibre, je suis le tympan, d’un côté c’est le crâne, de l’autre le monde, je ne suis ni de l’un ni de l’autre... » (S. Beckett, L’Innommable, p. 160 ; cité par Dominique Rabaté, op. cit., p. 247)’