Si nous considérons que l’énigme est faite de résidus métonymiques de sens, et de formulations métaphoriques, il est possible d’interpréter le fonctionnement des ruines de l’objet de jouissance dans la fiction de Conrad comme une oscillation entre métonymie et métaphore caractérisée par les glissements et enchâssements des signifiants, le « feuilleté de la signifiance »400.
Revenons un instant à la lettre de Conrad citée plus haut, où l’auteur jubile d’avoir terminé Nostromo malgré les souffrances innommables dont il a été la proie. La séparation de l’objet de désir qu’est Nostromo se fera, mais en laissant une trace sur le corps de l’artiste : un bout de racine (d’ivoire ?)401 qui résiste aux assauts du dentiste — « he grubbed for that » —, et reste dans sa gencive à vif. Notons que le verbe « to grub » est généralement utilisé pour désigner un animal fouillant la terre en quête de nourriture, tandis que le substantif désigne la nourriture en langage familier. Dans le contexte conradien, « grub » hérite d’une résonance particulière, quasi archaïque. Ce signifiant aux sonorités gutturales nous renvoie à Kurtz dont l’activité principale consiste à fouiller/fouir la terre en quête d’ivoire : « grubbing for ivory » (HOD, 77). Mais c’est ce même signifiant qui réapparaît lorsque Decoud prélève les quatre lingots manquants :
‘He lowered himself down on his knees slowly and went on grubbing with his fingers with industrious patience till he uncovered one of the boxes. (N, 415 ; c’est nous qui soulignons)402 ’Nous voyons alors émerger les sonorités gutturales et archaïques du signifiant qui nous ramène au fantasme originaire du retour au corps de la mère, au « womb/tomb » emblématisé par le ravin humide et étroit qui abrite le « trésor » de Nostromo. Nous rejoindrons ici l’analyse de J. Paccaud-Huguet à propos du signifiant originaire, véhicule de la « jouissance remontée par capillarité »403 qui parcourt la fiction « motérielle » de Conrad.