Nous avons déjà eu l’occasion d’évoquer certains aspects du signifiant originaire /or/ dans Heart of Darkness, et c’est aussi par capillarité qu’il remonte à l’intérieur même de ce travail. Mais s’il remonte sans cesse, il est aussi ce qui finit par sceller à jamais l’orifice béant qu’est la bouche dévoratrice de Kurtz dans le célèbre cri murmuré (« The horror! The horror! »), figuration magistrale de la ruine phonématique /or/ répétée comme un écho404, ou plutôt une « écholalie »405 non seulement au niveau de la phrase, mais aussi à l’intérieur du mot où le graphein oscille entre le voir et l’entendre et se répète, rebondissant sur la vibrante centrale /r/ qui est quasi muette tout comme le /r/ de Korzeniowski, le nom polonais de Conrad406.
Evelyne Grossman fait remarquer à propos des jeux graphiques et sonores dans les textes d’Artaud une occurrence qui recoupe celle que nous venons de citer plus haut. Ainsi elle cite Artaud :
‘La parole verbale, le signe ne suffit pas [...]. /Les ton aum auda/ et non au tou ada / ro et non or / syllabes émotives pour appuyer et non émaner. Comprimer toujours l’émanation et ne pas la laisser monter, additionner les syllabes par points successifs et ne pas compter sur l’âme, faire une forme toujours dans la non-forme. (XVIII, 261)407 ’Elle ajoute : « [...] ainsi « ro et non or » dessine pour l’oeil le chiasme d’une inversion qui s’entend. »408 Or, c’est bien ce qui se passe dans le graphein/morphème « horror » où les phonèmes /or/ et /ro/ se succèdent dans une structure en miroir. La « syllabe émotive » qu’est le /or/ pour Conrad passe du statut d’ écholalie à celui de glossolalie qui « Au sens strict est une pratique orale »409, à propos de laquelle Michel de Certeau rappelle que « le mot signifie « babiller », voire bafouiller, bégayer (lalein) dans la langue (glossé) [...] »410.
Tout en scellant la boîte de résonance qu’est devenu Kurtz/Tusk/Husk, le signifiant originaire /or/ continue à envahir l’espace imaginaire et fantasmatique à travers la mémoire de Marlow sur le plan diégétique, et à travers le langage lui-même sur le plan narratif. Le sceau ainsi apposé est à lire à la fois comme le sceau qui ferme, bouche une ouverture, mais peut-être aussi comme la marque, l’estampille qui dit l’identité de la source d’énonciation et de ce fait en modifie le sens ou du moins la portée.
Cette interprétation nous semble d’autant plus plausible que très tôt dans la diégèse, il est question d’un sceau, lui aussi ambigu, puisqu’il s’agit du sourire énigmatique du directeur du comptoir dont on ne saura d’ailleurs jamais le nom :
‘It came at the end of his speeches like a seal applied on the words to make the meaning of the commonest phrase appear absolutely inscrutable. (HOD, 50). ’D’autre part, cet homme dont Marlow soupçonne la vacuité411 préfigure Kurtz et les Hollow Men de T. S. Eliot :
‘“Men who come out here should have no entrails.” He sealed the utterance with that smile of his, as though it had been a door opening into a darkness he had in his keeping. You fancied you had seen things — but the seal was on. (HOD, 51)’Les entrailles, autre signifiant archaïque qui fait plonger le lecteur dans d’autres strates de la langue, font « reson » dans le texte de Conrad. Par « reson », nous désignons un phénomène de résonance par capillarité ou encore par strates qui se mettent à vibrer et font entendre les échos du texte. Nous nous souvenons alors de Marlow qui découvre le cadavre d’un porteur abandonné sur le bord d’une sente. L’herbe a déjà commencé à pousser entre ses côtes, ce qui fait penser aux ossements laissés par les léopards de « Ash Wednesday » et qui font entendre une voix :
‘[...] And the bones sang chirpingMais revenons au Directeur de la Station : celui-ci, quelques lignes plus bas, joue avec un bâton de cire (« a stick of sealing-wax », HOD 51), tout en feignant de ne pas entendre les explications de Marlow, comme s’il était frappé de surdité par des bouchons de cérumen (« wax ») venus obstruer ses conduits auditifs.... La surdité temporaire est un mode de protection rendu célèbre par les aventures d’Ulysse, celui-ci sauvant son équipage d’une mort certaine en bouchant les oreilles des marins avec de la cire ; ainsi n’entendent-ils pas le chant de désir et de mort des sirènes413. Ulysse, qui est « l’homme de la parole habile »414, ne renonce pas à entendre ce chant, mais il se fait attacher au mât du navire car il est aussi « celui qui veut savoir, y compris ce qu’il ne doit pas connaître.415 »
Puis lorsque le Directeur est amené à prononcer le nom de Kurtz — ou plutôt à le vociférer tant ce nom semble le troubler — il brise ce bâton de cire :
‘He was, he said, “very, very uneasy”. Certainly he fidgeted on his chair a good deal, exclaimed, “Ah, Mr Kurtz!”, broke the stick of sealing-wax and seemed dumbfounded by the accident. (HOD, 51 ; c’est nous qui soulignons)’Et de tomber dans le mutisme, le nom de Kurtz fonctionnant comme un sceau. Mais c’est en vain que le bâton de cire à sceller est brisé : le nom de Kurtz ne cessera désormais de résonner dans le texte de Conrad.
Ainsi, le bouchon de cire s’avère inutile, puisqu’il semblerait que le signifiant originaire parvienne à refaire surface et ceci, malgré toutes les stratégies de recouvrement et de camouflage mises en oeuvre par la langue. De la même façon l’écrivain joue avec son nom à l’intérieur de ses textes, tentant ainsi de faire advenir un sujet autonome comme l’a fait remarquer Claude Maisonnat à propos d’Almayer’s Foly qui, conclut-il, apparaît comme :
‘un palimpseste, dont la dernière couche d’écriture, le texte anglais, recouvrirait toutes les autres dans des langues différentes. Cette archéologie spécifique du texte conradien suggère que c’est dans ce mouvement de dissimulation des langues que se manifeste le sujet de l’énonciation.416 ’Ainsi, le /k/ de Kurtz peut-il se lire comme une résurgence du /k/ de Korzeniowski, résurgence aussi de la langue polonaise que Conrad s’applique à enfouir sous la langue anglaise ainsi que sous la forme anglicisée et condensée de son véritable nom, bien polonais celui-ci. En effet, le /kor/ de Korzeniowski est sous-jacent dans le nom de Kurtz si on laisse remonter le /o/ caché sous le /u/. Dans The Shadow Line, le signifiant /kor/ apparaît clairement entouré de l’aura sonore du /ring/ du rocher noir de Koh-Ring dont Josiane Paccaud-Huguet rappelle la ressemblance structurelle avec la Grande Isabelle de Nostromo 417. Conrad coupe et masque son nom polonais, il le transforme tout en gardant la racine que désigne le signifiant /kor/ en polonais et que nous retrouvons dans « core », le noyau central, le coeur.418 C’est ainsi que Conrad parvient à advenir en tant que sujet de l’énonciation et de l’écriture419. Et peut-être aussi, sommes-nous tenté d’ajouter, un sujet de la lecture qui par l’acte même de lecture écrit le texte420. Les textes de Conrad ne sont-ils pas des mises en scène de cet acte de lecture-écriture qui fait advenir le sujet et l’oeuvre ?