1. Lecture-écriture : naissance du sujet

La tache de sang laissée par Decoud est une autre instance visuelle dans la diégèse de cette remontée par capillarité de la jouissance qui apparaît sur le plat-bord du canot421, lieu privilégié du va-et-vient, de l’oscillation du signifiant, frontière osmotique du langage, placenta aux vertus infinies, matrice originaire422... . Au-delà de ce bord/barre, il y a le vide, le gouffre, le golf, la barranca. La tâche de l’écriture telle qu’elle est métaphorisée dans la fiction de Conrad et Lowry, est de faire « barrage et écho à l’inquiétant »423.

Le même motif énigmatique apparaît dans Under the Volcano lorsque Hugh et le Consul sont confrontés, perplexes, à l’Indien agonisant sur le bord de la route. Lors de cette scène, nous voyons et entendons l’Indien lutter contre la mort :

‘His chest heaved like a spent swimmer’s, his stomach contracted and dilated rapidly, one fist clenched and unclenched in the dust... [...] The Indian’s breathing sounded like the sea dragging itself down a stone beach. (UV, 285)’

A nouveau le corps occupe le devant de la scène, lieu d’une jouissance intolérable. Une question inquiétante et complexe se pose à présent à nous : est-il une pensée sans langage ?424 Ainsi que l’a rappelé Françoise Mornington il faut partir du « tryptique : image sonore, visuelle et motrice » puisque selon Freud le langage est composé d’éléments visuels, acoustiques et kinesthésiques. Ces mêmes éléments sont le fondement de l’esthétique conradienne telle que l’écrivain la définit dans la préface à The Nigger of the Narcissus  :

‘[...] by the power of the written word to make you hear, to make you feel — it is, before all, to make you see.425

A ceci s’ajoute l’apport de Lacan qui introduit la notion d’équivoque du signifiant qui fait la loi du signifiant par effet de déplacement, nous en avons vu un exemple avec « grub ».

En s’appuyant sur un cas clinique que nous ne détaillerons pas ici, la clinique n’étant pas notre domaine, Françoise Mornington montre que « le corps est habité par le langage, et affiche son morcellement. », et à ce morcellement qui reflète le discontinu introduit par l’équivoque du signifiant, correspondent des « mots somatiques » faisant du symptôme un « avènement de satisfaction » dont nous avons vu maint exemples à travers les lettres de Conrad citées précédemment. F. Mornington conclut que  « l’analyste fait effet de coupure entre le signifiant et le signifié ». Nous reprendrons cette conclusion en substituant un signifiant à un autre et en disant que l’acte d’écriture fait effet de coupure entre le signifiant et le signifié. Ça n’est peut-être pas le critique, comme nous l’avions avancé un peu plus haut, qui en quelque sorte fait office d’analyste, mais la lecture elle-même en tant qu’acte de langage silencieux laissant filtrer le refoulé du signifié426, que le lecteur critique a parfois la chance de recueillir lorsque la voix silencieuse de la lecture se fait entendre. La lecture, tout comme l’écriture n’est pas la cure, mais un point commun les unit, c’est cet art de la parole et du silence.

Notes
421.
‘ “All he discovered was a brown stain on the gunwale abreast of the thwart.” (N, 409.)’
422.
‘ La notion de matrice originaire est exploitée de façon novatrice par le film américain de science-fiction, Matrix (Les frères Machowski, 1999). Celle-ci n’est plus qu’un simulacre du réel supplanté par une matrice produite par l’intelligence artificielle, régie par des programmes informatiques qui dirigent le monde. Le simulacre est mis à jour par un groupe de résistants clairvoyants, les seuls à pouvoir encore voir le réel, ce pourquoi ils sont assidûment poursuivis par les autorités, puisque les hommes ne doivent pas savoir qu’ils sont les esclaves d’un système qui les a pris de vitesse dans la course des techno-sciences.’
423.
‘J. Paccaud-Huguet, « L’Ecrivain et l’Etrangeté », op. cit.’
424.
‘ Question centrale posée par Françoise Mornington (Psychanalyste) lors d’une communication intitulée : « Pourquoi le langage est-il un code commun ? » (Colloque de P.E.R.U., Psychanalyse Et Recherche Universitaire, L’Inquiétant, Lyon, 25-26mars 2000, à paraître)’
425.
‘ Joseph Conrad, Preface to The Nigger of the “Narcissus”, op. cit., p. xxvi. ’
426.
‘ Michèle Rivoire a récemment débattu de la relation existant entre critique et psychanalyse, en matière d’interprétation : « [...] Freud lui-même savait que pour déjouer les défenses de ses patients et l’inertie de l’automatisme de répétition, la rhétorique interprétative reste inopérante. D’ailleurs, l’interprétation n’est pas une prérogative du psy, déclare Jacques-Alain Miller, qui soutient que l’inconscient interprète ; c’est lui le rhétoricien, dit-il, et il interprète au nom du principe de plaisir. Ce qu’il chiffre dans ses rébus, ses mots d’esprit, ses lapsus, c’est la jouissance, et le déchiffrage est aussi de la jouissance. En somme, l’inconscient interprète et il appelle l’interprétation. L’interprétation est équivalente à l’inconscient et cette équivalence est responsable de l’éternisation de la cure constatée par Freud dans L’Analyse avec fin et l’analyse sans fin. » (Michèle Rivoire, « Limites et croisements entre l’interprétation psychanalytique et l’interprétation littéraire », communication du 28 octobre 2000, Etudes doctorales Humanités, Lyon 2)’