Une lecture fructueuse ne manque pas d’émouvoir, de toucher le lecteur, vierge ou non de toute théorie littéraire ou psychanalytique, parce que justement le langage est un code commun où perlent ici et là les signifiants maîtres provenant de ce que Lacan appelle « lalangue » en un mot :
‘ Dire « lalangue » en un seul mot, c’est justement désigner lalangue du son, lalangue supposée, celle d’avant le signifiant maître, celle que l’analyse semble délivrer et déchaîner. [...] Lalangue est le dépôt, le recueil des traces des autres « sujets », c’est-à-dire ce par quoi chacun a inscrit, disons, son désir dans lalangue, car il faut à l’être parlant des signifiants pour désirer, et de quoi jouit-il ? De ses fantasmes, c’est-à-dire encore de signifiants427. ’Le processus de lecture critique opère une forme d’analyse du critique, qui voit alors remonter à la surface toutes sortes de reliquats sonores, sémantiques et visuels. Le lecteur n’échappe pas à la loi du signifiant qui sonne et résonne dans son corps et à son tour dans son discours :
‘Il faut qu’il y ait quelque chose dans le signifiant qui résonne [...] les pulsions, c’est l’écho dans le corps du fait qu’il y a un dire, mais que ce dire, pour qu’il consonne, [...], il faut que le corps y soit sensible428. ’Le texte de Lowry figure cette remontée du signifiant par capillarité, lorsque Hugh recouvre la blessure de l’Indien agonisant avec le mouchoir du Consul. Ce geste à forte connotation rituelle fait à la fois barrage, puisqu’il cache la plaie béante, et écho, puisque le tissage du coton est à même de laisser remonter le sang, le flux du corps blessé et morcelé. Le mouchoir du Consul peut alors se lire comme une métaphore du texte tissé par l’écrivain. D’une part c’est un écran plus ou moins opaque et aussi instable que le « balanced sombrero » (UV, 286) qui maintient le mouchoir en place, et d’autre part il révèle ce qui ne peut se dire que sur le versant muet de la lettre, dans le sillage de la trace. Cet espace blanc dans et par lequel peut remonter une trace, est le lieu où se dit le symptôme d’un arrachage, d’un point de rencontre entre le Réel, le Symbolique et l’Imaginaire, tout comme le crachat de Hirsch qui est, lui aussi, un reste de la parole du corps souffrant qui fait dépôt dans l’oeuvre.
Notons que l’autre tache de sang qui laisse Nostromo perplexe s’inscrit, quant à elle, sur un espace assimilable à la barre entre le signifiant et le signifié. Celle-ci fait d’ailleurs penser à l’infortuné pilote (« helmsman ») qui, si l’on traduit littéralement, est « l’homme de barre » à bord du Roi des Belges. Lui aussi meurt dans un flot de sang, atteint au flanc par une lance qui semble être sortie de la forêt vierge, lieu de l’Autre par excellence. Lors de cette agonie, le sang coule à flots : cette hémoglobine dont le réalisateur, James Westman, use sciemment avec générosité, semble être absorbée, par capillarité une fois de plus, par les chaussures de Marlow qui fonctionnent comme les antennes d’un insecte (« feelers »), le terme anglais nous semble des plus adéquats ici :
‘[...] but my feet felt so very warm and wet that I had to look down. The man had rolled on his back and stared straight up at me; both his hands clutched that cane. It was the shaft of a spear that, either thrown or lunged through the opening, had caught him in the side just below the ribs; the blade had gone in out of sight, after making a frightful gash; my shoes were full; a pool of blood lay very still, gleaming dark-red under the wheel; his eyes shone with an amazing lustre. (HOD, 81 ; c’est nous qui soulignons)’Il apparaît clairement que les chaussures jouent le rôle d’une sorte de barrière osmotique entre le sang, flux du corps de l’Autre africain, et le sujet Marlow, conservant ainsi leur fonction première de véhicule. Mais sur un plan métaphorique, elles permettent le passage de l’information, et signifient la mort/absence du pilote. La lance qui atteint le pilote et lui arrache son dernier souffle a elle-même probablement été soufflée (« lunged ») à l’aide d’une sarbacane. Il se produit alors un jeu d’homophonie à une lettre prêt entre « lung » et « flung ». Dans cette homophonie qui est le moteur de lalangue, se dit le cri muet qu’est le souffle, lui-même moteur du cri qui part des entrailles429. La réponse de Marlow au trait mortel qui atteint son pilote est finalement de jeter (« flung »430) une chaussure au fleuve. C’est dans cette homophonie que Marlow réalise qu’il est là dans l’unique but de parler à Kurtz : « a talk with Kurtz » (HOD, 83). Nous sommes à nouveau en pleine oralité au lieu de plonger dans l’action.
Par ailleurs, Marlow préférera jeter ce corps du désir de l’Autre au fleuve, lequel devient alors l’équivalent métaphorique de la gueule de l’Autre.431 Le pilote meurt dans un dernier regard iridescent (« amazing lustre ») que nous pouvons aussi lire « lust her », le désir de l’Autre ... féminin peut-être, ou en tout cas attaché à l’objet manquant. Notons que les chaussures ensanglantées suivront le même chemin que le pilote mort et la viande d’hippopotame en putréfaction432 :
‘I flung one shoe overboard, and became aware that that was exactly what I had been looking forward to — a talk with Kurtz. [...] The other shoe went flying unto the devil-god433 of that river. I thought, By Jove ! It’s all over. [...] I will never hear that chap speak after all, [...] (HOD, 83)’En engloutissant le corps du pilote et d’autres déchets tels que la viande d’hippopotame, le fleuve Congo se fait le relais du cannibalisme. Comme la barranca, il est une forme imaginaire de l’abysse dans laquelle s’abîment les restes charriés par la civilisation. Et les chaussures de Marlow nous semblent avoir une toute autre signification que de simples « croquenots ». En effet, J-C Lavie rappelle dans un article sur l’Archaïque, qu’Aristote a défini les chaussures comme un objet que l’on porte et que l’on échange434, une fonction de l’objet a lacanien.
Cette hypothèse se vérifie dans l’extrait ci-dessus où la disparition de cet article indispensable est systématiquement suivie d’un court fragment en style indirect libre, signal d’un décrochage narratif. Et à chaque fois, Marlow réitère son désir — dont il réalise qu’il est impossible — de parler avec Kurtz, puis de l’écouter. Le geste de jeter les chaussures à l’eau laisse sourdre la dimension performative du langage dans la mesure où ce geste concorde avec l’abandon de tout espoir de rencontrer Kurtz. A propos d’une paire de « croquenots » abandonnés, Lacan conclut qu’ils sont le signifiant
‘[...] d’une présence et d’une absence pure — chose si l’on peut dire, inerte, faite pour tous, mais chose qui, par certains côtés, toute muette qu’elle est, parle — , empreinte qui émerge à la fonction de l’organique et, pour tout dire, du déchet, évoquant le commencement d’une génération spontanée435. ’Or il semble justement que Marlow dispose d’un stock de chaussures assez conséquent pour pouvoir se permettre de les jeter par-dessus bord, et d’en offrir une paire au disciple de Kurtz comme s’il y avait effectivement génération spontanée. Cela donne-t-il figure à l’essaimage du signifiant à partir des ruines phonématiques et métonymiques dont nous avons déjà parlé ? Peut-être enfin est-il possible de lire ce signifiant /shoes/, tour à tour mis au rebus par Marlow et thésaurisé par l’Arlequin, comme la destinée du signifiant qui, tantôt déchet, tantôt trésor, ne cesse de disparaître pour refaire surface ailleurs, sur le versant muet de la lettre.