3. Regard et voix : voyeurs silencieux et voix aveugles

Nous avons déjà vu à l’occasion d’exemples ponctuels comment Conrad fait resurgir le sens propre de certains mots par rapport au sens figuré qui avait supplanté celui-ci dans l’usage. Nous avons alors parlé d’un phénomène de polissage de la langue et du sens, ce polissage ne laissant derrière lui que des semblants, que l’équivoque fait chanceler au profit du « sens blanc » ou « obvie » (Barthes) qui fait noyau et irridescence sur le versant muet de la lettre436. La magie de ce moment où le « sens blanc » est révélé fait penser au moment où l’image apparaît sur le papier photo sous l’effet du révélateur qui fait advenir l’image, elle aussi préexistante à la représentation de la photographie. La même magie se dégage du geste du sculpteur qui fait surgir de la masse brute une forme, une figure qui serait une autre langue dans la langue — au sens où l’entend Gilles Deleuze lorsqu’il parle des grands écrivains tels que Franz Kafka et Samuel Beckett, lesquels ont écrit dans une langue étrangère tout comme Conrad l’a fait ; ainsi Kafka le tchèque a écrit en allemand et Beckett l’Irlandais souvent en français : 

‘Ils ne mélangent pas deux langues, pas même une langue mineure et une langue majeure, bien que beaucoup d’entre eux soient liés à des minorités comme au signe de leur vocation. Ce qu’ils font, c’est plutôt inventer un usage mineur de la langue majeure dans laquelle ils s’expriment entièrement : ils minorent cette langue, comme en musique où le mode mineur désigne des combinaisons dynamiques en perpétuel déséquilibre. Ils sont grands à force de minorer : ils font fuir la langue, ils la font filer sur une ligne de sorcière, et ne cessent de la mettre en déséquilibre, de la faire bifurquer et varier dans chacun de ses termes, suivant une incessante modulation. Cela excède les possibilités de la parole pour atteindre au pouvoir de la langue et même du langage. Autant dire qu’un grand écrivain est toujours comme un étranger dans la langue où il s’exprime, même si c’est sa langue natale. A la limite il prend ses forces dans une minorité muette inconnue, qui n’appartient qu’à lui. C’est un étranger dans sa propre langue : il ne mélange pas une autre langue à sa langue, il taille dans sa langue une langue étrangère et qui ne préexiste pas. Faire crier, faire bégayer, balbutier, murmurer la langue en elle-même437.’

Cette analyse musicale du jeu dans la langue et du passage de la langue maternelle à une langue d’adoption pour aboutir à une langue dans la langue ou encore à une lalangue 438à la fois propre et universelle, entre son et sens, fait entendre « une minorité muette inconnue » ou encore un « sens blanc » véhiculant l’inconscient individuel et collectif, ce qui fait sa force. Or, c’est ce sens-blanc qui fait vaciller les semblants et par là fait entre-voir la jouissance qui s’écrit dans le symptôme, ou entre les lignes, entre les mots, entre les phonèmes et entre les signifiants. Jacques-Alain Miller clôt son adresse au Congrès de l’Ecole Freudienne intitulée « Théorie de lalangue » sur cette idée de vacillement des semblants provoqué par lalangue, biais dont se sert la psychanalyse pour faire bouger les masques :

‘[...] sans doute lalangue comme telle n’a pas de référence. C’est pourquoi chaque discours fondamental lui en invente une. C’est son semblant, mis à la place de l’agent. Mais ce n’est pour chacun qu’une autre façon de le faire manquer. La psychanalyse même n’est certainement pas ce discours qui ne serait pas du semblant. Elle prend elle aussi son départ d’un semblant, l’objet a. Comme tout autre discours, la psychanalyse est un artifice. Elle est un certain mode d’aborder lalangue. Son privilège, à la psychanalyse, telle que Lacan la définit, est d’être ce biais qui a vocation à faire défaillir les semblants. Cela suppose qu’elle n’en remette pas sur le sien, parce qu’après tout, son semblant, à elle, il est abjection.439

Sur le plan purement narratologique, le style indirect libre peut aussi se concevoir comme un moyen de faire vaciller les semblants, en disant la condition béante de l’inconscient au sein duquel le désir du lecteur peut alors se glisser et donner corps à lalangue par la résonance qui se produit alors. Les changements de perspective et de voix narrative fonctionnent un peu comme une anamorphose qui, par définition, ne dit pas son nom et creuse un espace de jouissance, une béance indicible où le désir de l’Autre reste tapi, prêt à surgir. La structure équivoque et ironique qui découle du style indirect libre n’est plus à démontrer, mais son rapport avec l’inconscient est plus problématique...

‘For Jameson, there is something in the shifting points of view of Conrad’s archaic speech situation that “could overleap the new classical Jamesian moment and become post-modernist ... [Conrad’s multiple narrative shifts] are point of view conceived as being inseparable from speech, from the materiality of language” (PU, 224). Thus, for Jameson the dialectical reversal in Conrad is that his emphasis on “yarn spinning” ironically discovers the symbolic order of language, and hence its extra-subjective dimension, while James remains locked within a theoretical commitment to the unity and coherence of a psychic perspective, to language as an expression of consciousness440. ’

Ainsi, selon Jameson, l’insistance de Conrad sur le récit qui se conte et se tisse au fil de la narration serait une mise à jour ironique de la dimension extra-subjective de l’ordre symbolique du langage. Mais elle relève peut-être aussi du trou du symbolique qui perfore la représentation, en ce sens que les changements de points de vue, focalisation ou voix narrative, laissent ou font passer quelque chose d’insaisissable qui traverse et transperce la représentation. Gérard Wajcman parle, à propos du Carré noir sur plâtre de Malevitch, d’un « forage vers le réel [...] Le tableau comme machine à creuser, pour faire des trous dans la réalité [...] le tableau perceur.441 ».

Notes
436.
‘ Lowry avait certainement perçu cette dimension muette de la lettre : « “Mais un jour, un nouveau navire est en partance”, nous clame Malcolm Lowry du fond de son désespoir et, en dépit de tout, le navire continue son voyage. Jusqu’au bout des mots. Jusqu’au dernier souffle des syllabes muettes. » (T. Cartano, op. cit., p. 147)’
437.
‘ G. Deleuze, Critique et Clinique, op. cit., p. 137-138.’
438.
‘ « Le langage ça n’existe pas ; il n’y a que des supports multiples du langage qui s’appelle “lalangue” », J. Lacan, « Le moment de conclure », 15 novembre 1977.’
439.
‘ Jacques-Alain Miller, op. cit., p. 34.’
440.
‘ V. Pecora, Self and form in Modern Narrative, op. cit., p. 108-109.’
441.
‘ G. Wajcman, op. cit., p. 151.’