4. Jeux de lumière, jeux narratifs, jeux de mots et traits d’esprit

La fenêtre dans le mur qu’instaure le tableau de Malevitch avec la notion de « cadre au monde »442, est, semble-t-il, comparable aux effets de perspective et de voix narrative chez Conrad qui d’ailleurs accorde une place de choix aux fenêtres et autres formes de cadres, généralement offerts par l’architecture des bâtiments qui habillent l’univers diégétique de Nostromo et Heart of Darkness. Ainsi, les fenêtres de la maison Gould projettent-elles des parallélogrammes de lumière sur la façade lépreuse de la maison Avellanos : « The windows of the Casa Gould flung their shining parallelograms upon the house of Avellanos. » (N, 175). Les lignes qui démarquent les parallélogrammes contiennent la lumière comme le cadre délimite le tableau, et ces mêmes parallélogrammes sont la projection du cadre de la fenêtre à travers laquelle filtre la lumière. Ces lignes suggèrent une image de Sulaco qui s’apparente aux tableaux cubistes où les perspectives et les lignes se brisent, créant un effet de morcellement ironique443 caractéristique des écritures de la modernité444.

Dans l’exemple cité plus haut, la lumière est projetée sur le monde extérieur, mais elle est parfois aussi projetée à l’intérieur, sous une forme proche du parallélogramme : « Three long rectangles of sunshine fell through the windows of the sala » (N, 320) inversant ainsi le mouvement après une sorte d’effet en retour qui fait penser à la scène de Heart of Darkness où Marlow observe de loin le campement de Kurtz qui, par le truchement de la longue-vue, lui renvoie une image d’horreur ; les crânes qu’il avait pris pour des boules d’ivoire fichées sur des pieux lui sautent littéralement aux yeux. L’effet de surprise ainsi créé est identique à l’impact du trait d’esprit/trait de lumière, comme un effet en retour du signifiant. La lumière fait une incursion dans le salon des Gould comme si le narrateur cherchait à mettre en lumière l’idéalisation flagrante de ce lieu par le contraste avec l’extérieur ainsi mis en évidence : « the Avellanos’s house appeared very sombre in its own shadow seen through the flood of light. » (N, 320).

Le regard croise la lumière en sens inverse — « seen through the flood of light. » — comme s’il y avait confrontation avec le Réel incarné ici par « the sudden enormity of that disaster » (N, 320). En effet, quelques lignes plus haut, nous apprenons que Mrs Gould est à la fenêtre et découvre, semble-t-il, l’ampleur du désastre de Sulaco :

‘Mrs Gould, her colour heightened, and with glistening eyes, looked straight before her at the sudden enormity of that disaster. (N, 320)’

Notons aussi que « disaster » a la même étymologie que « désir » dont le désastre est peut-être le fruit, ceci lorsque le désir n’est plus bridé par la Loi et n’est plus que « pur désir ». A cet instant-là, Mrs Gould entre dans une logique de désir pur où le manque vient à manquer, où le désir est en passe de s’abolir, de s’échouer et d’échouer dans le désastre. De la même façon, Yvonne, la star déchue, tombe une dernière fois de son cheval pour rejoindre la voûte étoilée, le cosmos antinomique du dés-astre/ disa-star terrestre. Nous sommes alors transposés dans un univers à la fois dantesque et boschien où le cheval affolé piétine la femme pécheresse dont le prénom — Yvonne — fait alors résonner celui d’Eve. La contiguïté temporelle et spatiale de la mort d’Yvonne et du Consul fait, elle aussi, penser à l’espace des peintures de Jérôme Bosch où les scènes, bien que contiguës, restent, malgré tout, parfaitement étanches les unes aux autres445.

Mrs Gould est à son tour rattrapée par le Réel, les signes d’émotion en témoignent ; pour la première fois, nous la voyons abattue : « Mrs Gould sank into a low chair with her hands lying on her lap », ou plus loin, « She sat down desolately at the head of the table » (N, 321). Mrs Gould est comme anéantie par cette vision du Réel qu’elle vient d’avoir et qui correspond à l’annonce elliptique de la mort de Decoud faite par Monygham : « Decoud! Decoud! » (N, 320).

Cette exclamation du docteur fonctionne comme un repère dans la narration, car elle encadre une analepse où nous apprenons comment Monygham a été torturé par le passé. Nous retrouvons la même exclamation cinq pages plus haut : « the doctor flung up his arms, exclaiming, ‘Decoud! Decoud!’ » (N, 315). Cette analepse illustre la complexité du texte de Nostromo, tout comme l’effet d’enchâssement et de chassé-croisé observé à propos de la lumière et des fenêtres est une métaphore de la forme fragmentée de Nostromo. Sulaco, « a synthetic product » selon Conrad, devient alors une métaphore du livre vu comme un monument chancelant ou encore une cathédrale churrigueresque, traversé par des zones d’ombre et de lumière :

‘The sun, which looks late upon Sulaco, issuing in all the fullness of its power high up on the sky from behind the dazzling snow-edge of Higuerota, had precipitated the delicate, smooth, pearly greyness of light, in which the town lies steeped during the early hours, into sharp-cut masses of black shade and spaces of hot, blinding glare. (N, 320 ; c’est nous qui soulignons)’

A l’effet de surprise anamorphique s’ajoute la notion de précipité  (« precipitated »), terme de chimie désignant l’apparition d’un corps solide insoluble dans une phase liquide446. Un précipité qui fait penser à la chute de Decoud qui, aussi contradictoire que cela puisse paraître, prend en quelque sorte corps en disparaissant dans l’immense oxymore des eaux sombres et lumineuses447 du Golfe Placide. Et pour poursuivre cette logique contradictoire, nous dirons que l’absence de Decoud le présentifie dans les interstices de la diégèse et de la mémoire sensorielle du lecteur.

Gould est lui aussi affecté par les projections de lumière, nous le voyons notamment se placer nettement en dehors de la lumière issue de la porte entr’ouverte de l’auberge Viola :

‘‘Absolutely,’ said Charles Gould’s impassive voice, high up and outside the dim parallelogram of light falling on the road through the open door. (N, 268 ; c’est nous qui soulignons) ’ ‘ ’

Les adjectifs attribués à la voix de Gould signalent un détachement, une mise à distance par rapport à la lumière ; elle est au-dessus et en-dehors du cadre de lumière, ce qui va de pair avec le caractère énigmatique de Gould. Et peut être pouvons-nous voir là l’expression de son refus d’entrer dans une dialectique où la différence est reine. Ceci correspond effectivement au mutisme qu’il oppose aux interrogations de sa femme quant au bien fondé des motifs de son entreprise. D’autre part, il reste dans son élément de prédilection : l’obscurité.

Decoud, quant à lui, préfère les lieux liminaires, tels que les embrasures de fenêtres et de portes, les renfoncements qui lui permettent de voir sans être vu, ou du moins avec l’illusion de ne pas être vu. C’est aussi le cas du Consul qui se trouve souvent en position de voyeur, de voyeur vu dans la plupart des cas et de toute façon poursuivi par des yeux indiscrets matérialisés par les fleurs de tournesol (« sunflowers ») qui le suivent partout. Martin Decoud et Geoffrey Firmin semblent tous deux correspondre au profil du héros proustien dont Georges Poulet nous rappelle le côté voyeur :

‘Rien ne lui plaît comme de percevoir, dans le cadre d’une fenêtre éclairée, [...] telles « scènes véridiques et mystérieuses d’existences où, dit-il, je ne pénétrais pas » Observé ainsi du dehors, à intervalles, par une série de coups d’oeil qui le découpent, le monde se compartimente, [...] « Ainsi chaque cour, dit Proust, fait pour le voisin de la maison, en supprimant le bruit par son intervalle, en laissant voir les gestes silencieux dans un rectangle placé sous verre par la clôture des fenêtres, une exposition de cent tableaux hollandais juxtaposés. » Juxtaposés ! N’est-ce pas là, réalisée dans un exemple extrême, la méthode proustienne par excellence ?448

Decoud n’est pas le seul à apprécier cet exercice d’observation silencieuse ; Nostromo et le docteur Monygham sont aussi subjugués par le spectacle muet tout en ombres chinoises du corps suspendu de Hirsch :

‘[...] the body of the late Señor Hirsch, an opaque long blotch in the semi-transparent obscurity of the room between the two tall parallelograms of the windows full of stars. (N, 385)’

Nous retrouvons ici les formes géométriques des fenêtres décrites plus haut, mais à une différence près, puisque les fenêtres ne sont plus éclairées comme auparavant. Elles sont devenues un cadre pour la voûte céleste, comme si les étoiles pouvaient être contenues dans le cadre des fenêtres. Ceci est d’ailleurs annoncé par la silhouette de Nostromo qui se découpe sur « the starlit window » (N, 367) et aussi juste avant que Nostromo ne découvre le corps torturé449 de Hirsch :

‘In the sudden extinction of the light within, the dead blackness sealing the window-frames became alive with stars to his sight. (N, 360). ’

Si nous nous référons au symbolisme classique des étoiles450, nous pouvons alors risquer une interprétation du motif de la fenêtre encadrant les étoiles comme une métaphore de la tentative de Conrad écrivain de dire l’indicible, l’au-delà du langage, le désir de l’Autre, c’est-à-dire le Réel.

Mais nous trouvons une forme inversée et ironique de cette métaphore stellaire lorsque le narrateur décrit la salle d’audience de l’Intendencia :

‘[...] with its tall mirrors all starred by stones, the hangings torn down, and the canopy over the platform at the upper end pulled to pieces [...] (N, 331 ; c’est nous qui soulignons)’

Notons tout d’abord le réseau de signifiants de la déchirure qui caractérise ce passage et auquel participe le signifiant star. Le passage du substantif au verbe renverse en quelque sorte le symbolisme de l’étoile. Celui-ci devient agent du morcellement des miroirs, et peut-être aussi des fenêtres brisées, qui, dans un renversement similaire, « fixent » (« stared »451) Pedro Montero en passe de devenir une star oratoire :

‘Ascending a few steps he surveyed the large crowd gaping at him and the bullet-speckled walls of the house opposite lightly veiled by a sunny haze of dust. The word ‘PORVENIR’ in immense black capitals, alternating with broken windows, stared at him across the vast space; [...] (N,330 )’

La star semble être livrée au regard du public (« stared at him »), aussi avide (« gaping at ») que ce chef dont la légitimité démocratique est mise en doute par les impacts de balles sur le mur en arrière-plan, ainsi que par le léger voile de poussière dorée qui le recouvre. Les draperies qui entourent le miroir sont en pièces, et le cadre que constitue le miroir est subtilement associé aux fenêtres par l’adjectif « tall » utilisé auparavant pour les fenêtres de la Casa Gould. Les miroirs, bien que brisés, fonctionnent toujours comme des cadres, cependant, ce ne sont plus des étoiles lointaines et abstraites qui s’y trouvent mais des étoiles bien concrètes qui lézardent la surface réfléchissante des miroirs et disent le désastre/ des-astres et plus que tout, le désir dont nous avons relevé la parenté étymologique avec le signifiant du désastre. Ce désir aussi insondable et mystérieux que la voûte céleste se trouve de l’autre côté du miroir dont l’écrivain fait trembler le reflet trop parfait.

L’image lisse et sans faille du miroir est ainsi fragmentée par un jet de pierres452. Les portraits qui ornent les murs de la salle d’audience ont, eux aussi, été réduits à l’état de ruines :

‘[...] heavy gilt picture-frames running round the room, out of which the remnants of torn and slashed canvases fluttered like dingy rags. (N, 331)’

La fonction commémorative des tableaux est décuplée par le fait même que les toiles lacérées ont perdu leur fonction représentative. Ainsi, comme les monuments aux morts de Jochen Gerz dont nous avons parlé en première partie, les lambeaux de toile présentifient l’objet de la représentation par son absence même453.

L’étoilement des miroirs qui reflètent l’image présente ainsi que des portraits, reflets du passé, peut aussi se lire comme une métaphore des lignes de rupture parcourant le texte, et surtout du va-et-vient incessant de la lecture au travers des réseaux de signification, qui traversent les strates du texte, ce que Barthes appelle « le feuilleté de la signifiance »454.

Notes
442.
Op. cit., p. 151.’
443.
‘ Vladimir Jankélévitch, dans son ouvrage, L’Ironie, remarque : « l’ironie introduit dans notre savoir le relief et l’échelonnement de la perspective » (Paris, Champs, Flammarion, 1964, p. 21)’
444.
‘ On retrouve le même phénomène de fractionnement et d’enchâssement chez Proust : « L’univers proustien est un univers en morceaux, dont les morceaux contiennent d’autres univers, eux aussi, à leur tour, en morceaux. » (G. Poulet, op. cit., p. 54)’
445.
‘ « Ce panneau, le seul porteur d’une signification globale immédiatement perceptible, s’est révélé à l’étude le plus impénétrable. L’Enfer de Dante est fait de cercles autonomes. Il semble qu’il en aille de même ici : lorsqu’on trouve une clé, elle ne permet d’accéder qu’à une scène et n’éclaire en rien les autres, resserrées en leurs cloisons étanches. », Charles Prost, Les Chardons et la Petite Tortue, Paris, Casterman, 1992, p. 140. Voir annexe 15, p. 405.’
446.
‘ Définition du Petit Robert. Notons qu’à cette définition s’ajoute un rapport de synonymie entre précipitation et défenestration en médecine. A partir de cela, peut-être pouvons-nous voir dans le rapport de Decoud avec les fenêtres, une prolepse de sa chute, tel un précipité, dans le Golfe Placide.’
447.

Notons que les exemples classiques d’oxymore font très souvent référence à une lumière aveuglante : l’astre noir, le flash qui éblouit, flash mémoriel qui secoue, la brutale compréhension qui ébranle. L’oxymore semble dire une rencontre essentielle et décisive.

448.
‘ G. Poulet, op. cit., p. 124-125.’
449.
‘ Hirsch a subi le supplice de l’estrapade qui consiste à désarticuler les épaules par pendaison.’
450.
‘ Une représentation de « l’esprit, et en particulier, du conflit entre les forces spirituelles, ou de la lumière, et des forces matérielles, ou des ténèbres. Elles percent l’obscurité, elles sont aussi des phares projetés sur la nuit de l’inconscient. » (Jean Chevalier, Alain Gheerbrant, Dictionnaire des Symboles, R. Laffont, Paris, 1982, p. 416 ; c’est nous qui soulignons)’
451.
‘ Y-a-t-il un lien entre le regard fixe « stare » et les étoiles « star » qui nous semblent fixes ? Il nous semble qu’un lien homophonique et homonymique se dessine entre les deux signifiants.’
452.
‘ “starred by stones” (N, 331)’
453.
‘ « Suaire, moire, fragment seraient des matrices pour la production des figures de l’absence. » (Jean-Pierre Mourey, en introduction à « Figurations de l’absence », Université de Saint-Etienne / travaux LX, Centre Interdisciplinaire d’Etudes et de Recherches sur l’Expression Contemporaine, p. 12)’
454.
‘ R. Barthes, Le Plaisir du texte, op. cit., p. 23.’