6. Ecriture et palimpseste

Quant au texte de Under the Volcano, il met en scène l’écriture comme un acte à la fois banal et impossible. En effet, les lettres d’Yvonne n’ont pas atteint leur destinataire — le Consul — à temps, et ce dernier s’est révélé incapable de lui écrire, tout comme il ne parvient pas à écrire son roman. Le Consul ne semble pouvoir écrire que sur un support autre que la page blanche, ainsi dessine-t-il une carte d’Espagne sur le comptoir d’un bar entaché de mescal et de tequila, mais il ne s’agit là « que » d’un dessin, comme si l’écriture relevait d’une sorte de magie ou d’un état de transe dont l’alcool serait l’outil. Il semblerait que, pour Lowry, l’écriture ne puisse se mettre en oeuvre que par ajout, par accumulation d’alluvions qui se stratifient au fil des textes et des supports. Le Consul écrivant sur un menu456, une addition, un dépliant touristique, comme si l’écriture ne pouvait avoir lieu sur un support vierge, l’écriture n’étant, au fond, que réécriture, ou palimpseste, et non pas plagiat d’une part, ou pure création libre de toute référence d’autre part. L’accumulation de références croisées, entrecroisées dans un texte qui parfois prend des allures chaotiques met en évidence la nécessité de l’hypertexte et de l’hypotexte pour toute écriture susceptible de prétendre à une dimension artistique. De cette manière, Malcolm Lowry fait l’apologie de la culture comme patrimoine intellectuel et artistique, lieu d’expression de la mémoire du monde que Baudelaire à décrit comme « l’immense palimpseste de la mémoire ».

Lowry ajoute à cela une dimension sensorielle, et sensuelle qui transparaît dans l’importance qu’il accorde à la ponctuation, et tout particulièrement en ce qui concerne la longueur des tirets qu’il commente avec bonheur dans une lettre à Clemens ten Holder où il lui demande de doubler la longueur de certains tirets :

‘A long dash has quite a different emotive value [... it] never fails to give me a chill down the spine457

Il poursuit cette considération esthétique par une remarque qui nous a semblé révélatrice du dessein de Lowry écrivant Under the Volcano, lorsqu’il commente le choix des caractères de l’inscription du jardin public qui clôt le texte :

‘Concerning the sign in the garden ‘Le gusta este Jardín? — especially at the very end — I’ve often wondered whether cursive capitals would not be more effective: old style Italic — or even for the very end, Gothic. I don’t know, but ordinary capitals seem to leave something to be desired 458.’

Par ces interrogations, toujours présentes à son esprit en 1951 à l’occasion d’un projet de publication de Under the Volcano en allemand, Lowry relance la question du désir qui n’a visiblement pas cessé de travailler l’écrivain : « but ordinary capitals seem to leave something to be desired ».

Les archives de Lowry révèlent qu’il affectionnait particulièrement ce type d’écriture à la fois en surplus et subversive qui détourne le support, ainsi que les signifiants qui s’y trouvent inscrits459. En s’attaquant ainsi à la forme et au fond, Lowry met en lumière le lien, voire même le noeud qui articule fond et forme ainsi que nature et culture ou encore sensation et raison. Dans ses jeux avec et sur la lettre, Lowry ne se serait-il pas construit sa Tour de Babel dont le chaos ne pourrait se démêler qu’à travers une lecture oscillant entre sensation et intellect, l’un venant à la rescousse de l’autre et vice versa? C’est bien ce qui rend lisible ce texte, dont l’érudition tournoyante a rebuté plus d’un lecteur, et plus particulièrement celui qui n’a pas su se laisser aller à une perception esthétique, toute en sensations sonores et visuelles. Il nous semble que c’est bien ce va-et-vient que Lowry cherche à faire sentir au lecteur qui selon sa sensibilité y verra le mouvement de l’archet faisant vibrer les cordes de tel ou tel instrument. Nostromo donne aussi à entendre des instruments à cordes, notamment la viole — le son est proche de la voix — et à laquelle Teresa est doublement associée de par sa voix de contre alto ainsi que par son nom « Viola ». D’autres entendront les vagues qui battent la mesure de la pulsion dans The Waves, le langage faisant place à lalangue si proche de la lallation et du babil de l’enfant  :

‘I need a little language such as lovers use, words of one syllable such as children speak when they come into the room and find their mother sewing and pick up some scrap of wool, a feather, or a shred of chintz. I need a howl; a cry. [...] None of those resonances and lovely echoes that break and chime from nerve to nerve in our breasts, making wild music, false phrases. I have done with phrases460.’

En faisant se rencontrer la mère — toute à ses travaux de couture et donc aussi de suture — et l’enfant, autour des restes du langage — « some scrap of wool, a feather, or a shred of chintz » — dans une renonciation à la langue en faveur de lalangue qui se situe clairement du côté de la langue maternelle et de la berceuse, Virginia Woolf nous invite à franchir le pas et ainsi à nous laisser aller au balancement461, au battement de la pulsion, à la jouissance qui s’écrit dans lalangue :

‘Yes, this is the eternal renewal, the incessant rise and fall and fall and rise again.
‘And in me too the wave rises. It swells; it arches its back. I am aware once more of a new desire, something rising beneath me like the proud horse whose rider first spurs and then pulls him back. [...]’462

Se dessine alors la tropologie de l’arche qui s’inscrit dans la courbure sensuelle des vagues, figures du désir à jamais inassouvi et que seul la mort peut faire taire, comme le laisse entendre la dernière exclamation « O death! » qui clôt ce texte tout en laissant la place au ressac : « The waves broke on the shore. »463.

Remarquons aussi la référence au cheval, animal à forte charge sensuelle, voire érotique, qui rythme Under the Volcano et préside à la mort d’Yvonne et du Consul au coeur de l’orage. L’association du cheval qui se cabre et se cambre en battant l’air de ses sabots aux éclairs qui déchirent le ciel est un lieu commun dont la signification se trouve certainement du côté du désir464. En effet, le cheval dressé sur ses pattes arrière est en soi un défi aux lois physiques tout comme les vagues ou les arches qui soutiennent les édifices dressés vers le ciel. C’est aussi peut-être une tentative d’élévation au-dessus de la condition de quadrupède pour le cheval, et d’humain rivé à la terre pour les bâtisseurs de cathédrales, ceci au risque d’outrepasser les limites, et de provoquer la colère divine symbolisée par les éclairs. Par ailleurs, les éclairs déchirant l’espace infini du ciel participent du motif de l’écran sur lequel s’inscrivent des messages à déchiffrer. Notons aussi que, visuellement, l’éclair dessine le z, dernière lettre de notre alphabet et première lettre du chiffre zéro, lui-même désigné en latin par le mot cifra (de l’arabe sifr « vide »)465. Nous voyons alors cet élément physique se charger de significations qui pointent la notion d’opposition mise en évidence par Jakobson. Notons aussi que cette notion est la base du langage numérique fait d’alternances de 1 et de 0. A nous de trouver le chiffre466 du message ainsi sur l’écran éteint de la civilisation, ou encore sur l’os de baleine que Virginia Woolf invoque à la fin de The Waves, laissant poindre une lueur d’espoir  :

‘‘Again I see before me the usual street. The canopy of civilization is burnt out. The sky is dark as polished whale-bone. But there is a kindling in the sky whether of lamplight or of dawn. There is a stir of some sort —sparrows on plane trees somewhere chirping. [...]’467

Mais cet écran noir et lisse est encore habité d’un frémissement, d’un bruissement qui se dit au travers de signifiants tels que « kindling », « stir » et « chirping ». Tous désignent la naissance du mouvement, de la vie et d’un nouveau monde placé sous le signe vibratoire des ondes, de l’onde ou encore du va-et-vient.

Ainsi de Decoud et du Consul qui aspirent tous deux à la fois à s’élever spirituellement, et à sombrer physiquement, l’un dans le Golfo Placido, l’autre dans les entrailles de la barranca, et ce, de façon délibérée si l’on considère que l’assassinat du Consul est l’aboutissement d’un suicide à petit feu. Ces deux personnages ont un autre point commun puisqu’ils sont placés sous le signe du regard. Decoud fixe, tandis que le Consul se cache derrière des lunettes noires pour échapper aux espions qui le poursuivent, et surtout pour ne pas devoir affronter le Réel de face. « Tout le monde ne peut pas regarder en face un concept qui fait vaciller les concepts » a dit Aragon468. Nous avons fait remarquer l’attention que les personnages de Conrad et de Lowry portent d’une part aux variantes de cadre/écran, et d’autre part, aux voix, ce qui reflète l’« intrication du miroir visuel et du miroir sonore dans la constitution du narcissisme »469 Aussi nous intéresserons-nous au regard et à la voix comme objets de perception et de communication.

Notes
456.
‘ Notons que la dimension autobiographique de la scène, puisqu’une reproduction de ce menu-palimpseste figure dans la correspondance de Lowry. (CLML 2, p. 395)’
457.
CLML 2, p. 358.’
458.
Ibid. ; c’est nous qui soulignons.’
459.
‘ Dans une lettre à Clemens ten Holder, le premier éditeur et traducteur allemand de Under the Volcano, Lowry explique le travail de détournement qu’il fait à partir du menu qu’il travaille au corps si l’on peut dire, lui infligeant toutes sortes de distorsions dont certaines sont déjà largement amorcées par un jeu complexe de voix narratives tournantes : “[...] (a) the Consul is reading from the menu (b) Cervantes is reading it over his shoulder and also trying to translate it into English (c) he — Cervantes — doesn’t have to to translate it all for the menu is also partly written in French as well as Spanish. (This vaguely relates to the confusion of tongues — the Babel motif of Chapter XII, but forget that for the moment.) [...] Some of the items are just funny mistakes in English, and simply are intended to make you laugh when you read them, and on this plane, the thing is simply comic relief — on the other hand, viewed in another way, it is decidedly horrible.” (CLML 2, p. 349-50) ’
460.
‘ Virginia Woolf, The Waves, op. cit., p. 233.’
461.
‘ “Nothing neat. Nothing that comes down with all its feet on the floor. None of those resonances and lovely echoes that break and chime from nerve to nerve in our breasts, making wild music, false phrases. I have done with phrases.” (The Waves, p. 233)’
462.
Ibid., p. 234 ; c’est nous qui soulignons.’
463.
Idem., en italiques dans le texte.’
464.
‘ Le roman de D. H. Lawrence, Women in Love, met en scène un cheval à forte connotation érotique, et sur lequel son cavalier exerce son désir de maîtrise. On retrouve cela dans Nostromo avec le cheval de Gould qui semble l’emporter dans la relation érotique sur Mrs Gould, tandis que Nostromo est fréquemment décrit chevauchant une jument gris argent, la scène avec la Morenita faisant foi de l’érotisme lié au cheval.’
465.

Le Petit Robert

466.
‘ Ceci rejoint le propos de Serge Leclaire sur la cure psychanalytique : « retrouver dans la cure, un chiffre, une formule, une lettre qui serait modèle de l’organisation fantasmatique. » (Psychanalyser, Paris, Seuil, 1968)’
467.
The Waves, p. 234.’
468.
‘ Louis. Aragon, « Introduction à 1930 », La Révolution Surréaliste n°12, 15 décembre 1929, p. 57.’
469.
‘ Didier Anzieu, Le Moi-peau, op. cit., p. 170. Dans un chapitre consacré au miroir visuel et au miroir sonore, D. Anzieu met en évidence, en s’appuyant en partie sur le mythe d’Echo et de Narcisse, la « préséance du miroir sonore sur le miroir visuel ».’