1. Parcours étymologique

Nous avons tenté de trouver pourquoi les arches sont aussi récurrentes dans Nostromo, et ceci presque toujours en association avec Decoud. D’autre part, il nous semble que les arches jouent un rôle similaire dans Heart of Darkness et Under the Volcano. Nous nous appuierons, dans l’analyse qui suit, sur certains signifiants ayant un rapport étymologique avec le signifiant « arch », en commençant par l’origine latine arcus  désignant l’arc dont la courbure caractérise l’élément architectural de l’arche, qu’elle soit de triomphe ou simplement arcade.

L’arc de l’archer a non seulement une géométrie similaire à celle de l’arche, mais encore elle favorise le même type de phénomène vibratoire que l’arc à la corde tendue. Les vibrations de cette dernière mettent en mouvement le projectile — la flèche, le trait — tandis que la voûte de l’arche sert de caisse de résonance aux sons qui viennent y vibrer. Par ailleurs, et toujours dans la famille de l’arc, il y a l’archet dont la mèche faite de crins de cheval maintenus sous tension fait vibrer les cordes d’instruments tels que le violoncelle, l’alto ou le violon. Mais cet ensemble de lutherie ne « sonnera » que s’il a une âme, pièce de bois dissimulée au coeur de l’instrument et maintenue par pression entre le dos et la voûte472 de l’instrument, à gauche des cordes. Il est destiné à transmettre les sons au dos de l’instrument, ce qui produit un effet acoustique de résonance. Or, c’est peut-être bien cela qui fascine tant Decoud dans le motif des arches. Sans cette âme que nous nommerons aussi spiritualité ou encore niveau de conscience, l’instrument est comme un corps inerte en attente du souffle de vie de la Trinité. Ceci est d’autant plus pertinent que Decoud est un personnage en quête d’élévation, de spiritualité, dont les arches sont l’expression architecturale. Cette recherche est également au coeur de sa relation avec Antonia qui, des années auparavant, lui avait reproché son manque de sérieux, déplorant la légèreté de ses opinions473. Ce reproche est resté ancré dans sa mémoire en association avec Antonia, faisant souvenir-écran, ainsi que le laissent entendre les structures emphatiques qui caractérisent ses émotions :

‘On one occasion, as though she had lost all patience, she flew out at him about the aimlessness of his life and the levity of his opinions. [...] This attack disconcerted him so greatly that he had faltered in his affection of amused superiority before that insignificant chit of a school-girl. But the impression left was so strong that ever since all the girl friends of his sisters recalled to him Antonia Avellanos by some faint resemblance, or by the great force of contrast. (N, 154 ; c’est nous qui soulignons)’

Cet excès de légèreté ou manque de gravité que lui reproche Antonia n’est probablement pas sans relation avec le retour de Decoud au Costaguana, retour vers des affaires sérieuses où il est question d’engagement politique à effet immédiat et à travers des actes : il n’est plus question de se contenter de « parler dans le vide » pour Decoud. Ce reproche semble donc fonctionner comme un aiguillon, qui régulièrement titille Decoud, et l’incite à s’élever tout en gagnant en gravité, telle une arche. Il semble aussi que c’est dans une certaine hésitation, une oscillation entre gravité et légèreté que se trouve la voix/voie de l’élévation. Une sorte d’hésitation qui, dans la narration, se traduit par le signifiant « falter » caractérisant l’affection incertaine de Decoud pour Antonia. Cette affection, à force de contrastes et d’oppositions se révélera pourtant être un amour véritable sans hésitation474.

N’en est-il pas de même pour le lecteur qui en prêtant toute son attention et toute sa sensibilité aux textes littéraires et aux tensions qui les sous-tendent, les fait vibrer ? N’est-ce pas au moment de la lecture qu’ils prennent pleinement vie ? N’est-ce pas dans l’écoute des textes et de leurs intertextes, hypertextes et hypotextes que les effets de sens peuvent se produire ? Et ce, grâce à la voix intérieure du lecteur qui se fait « archet sensible de l’âme tendue475 ». Tel l’archet qui frotte les cordes, ou encore Marlow qui tire la corde pour faire siffler, non pas le train mais le bateau à vapeur476, le lecteur « se frotte » aux signifiants. Il en résulte une lecture ou plutôt une re-lecture qui advient dans un déchiffrage permettant au texte de vibrer.

L’aspiration à la transcendance qui se manifeste chez Decoud est inscrite dans son nom qui dit le détachement. Et à ce détachement/coupure, s’oppose une quête d’ancrage identitaire, garant d’une certaine stabilité du sujet Decoud. Or celui-ci en est privé, puisqu’il est tiraillé entre le sang franco-espagnol qui coule dans ses veines et le sol du Costaguana sur lequel il est né. Cette faille identitaire qui fait de lui un sujet « fêlé » se poursuit dans ce qu’il est, c’est-à-dire un dilettante, poète raté bien que talentueux : « an idle boulevardier » (N, 151). C’est un arlequin aux facettes multiples dont le moi est à jamais morcelé (« a harlequin [...] spangles of a motley costume »), happé par le spectacle bigarré de la vie dont Conrad dénonce les semblants directement évoqués par la métaphore du costume bigarré de bouffon  :

‘This life, whose dreary superficiality is covered by the glitter of universal blague, like the stupid clowning of a harlequin by the spangles of a motley costume, induced in him a frenchified — but most un-French — cosmopolitanism, in reality a mere barren indifferentism posing as intellectual superiority. (N, 151-52)’

Comme son cousin russe de Heart of Darkness, il « est » à travers la parole, mais ne parvient pas à advenir en tant que sujet puisqu’il ne peut que poser et non ex-poser ou encore projeter477 ce qu’il est. De la même façon il va imprimer au lieu d’exprimer ce qu’il est dans un journal révolutionnaire intitulé Porvenir qui signifie « avenir  » en espagnol. Nous nous posons alors la question susurrée par le texte de Conrad : comment un sujet non-advenu peut-il se projeter dans l’avenir ? Il semblerait que Decoud soit condamné à fréquenter les zones liminaires de la vie et de l’être humain : « but really we Spanish-Americans do overstep the bounds » (N, 152), et à franchir les limites, incapable de garder la distance nécessaire pour ne pas se faire happer par le réel ou l’oeuvre elle-même.

Par ailleurs, le Père Corbelán le qualifie de mécréant (« heathen », N, 186) et poursuit en s’attaquant à sa filiation : « ‘Neither the son of his own country nor of any other’ » (N, 186), tandis que Decoud tente désespérément d’être lorsqu’il déclare à Mrs Gould :

‘‘What would you expect a true Costaguanero to do ? Another revolution, of course. On my own word of honour, Mrs Gould, I believe I am a true hijo del pais, a true son of the country, whatever Father Corbelán may say. And I’m not so much of an unbeliever as not to have faith in my own ideas, in my own remedies, in my own desires.’ (N, 198)’

A l’issue de cette déclaration de foi mise en relief par la double négation, Decoud, fidèle à son amour pour Antonia, à ses idées, ses solutions et surtout à ses désirs (« my own desires »), conclut par deux fois en termes séparatistes, par l’affirmative pour ce qui est de la politique, puis par la négative en matière de sentiments : 

‘‘Separation, of course,’ declared Martin. ‘Yes; separation of the whole Occidental Province from the rest of the unquiet body. But my true idea, the only true one I care for, is not to be separated from Antonia.’ (N, 199-200)’

Cette dernière déclaration de Decoud dit le tiraillement intrinsèque à sa personnalité en quête d’écho, de caisse de résonance, d’âme, ou encore de spiritualité tout en gardant cet ancrage essentiel que peut lui donner la belle et grave Antonia.

Notes
472.
‘ Les termes de lutherie semblent osciller de façon assez significative entre l’architecture et l’anatomie, ce qui finalement reprend la fonction de l’instrument de musique en tant qu’ouvrage d’art intimement lié à l’homme, et permettant à ce dernier de vibrer avec les sons qu’il produit, et de ce fait d’advenir en tant que sujet irrémédiablement divisé.’
473.
‘ G. Genette dit :« La légèreté baroque est une infidélité à soi-même » (Figure I, Paris, Seuil, 1966, p. 26)’
474.
‘ “Did you say I have lost sight of my aim? I have only one aim in the world.’[...] ‘And it would be so easy of attainment,’ he continued, ‘this aim which, whether knowingly or not, I have always had in my heart — ever since the day you snubbed me so horribly once in Paris, you remember.’” (N, 172)’
475.
‘ Nous empruntons cette expression à un court texte d’Olivier Germain-Thomas trouvé dans le livret accompagnant un entretien avec J.M.G. Le Clézio dans « For Intérieur », enregistré et diffusé sur France Culture en décembre 1997 et paru sous la forme d’un disque compact intitulé J.M.G. Le Clézio Hier et Aujourd’hui, INA / Radio France, octobre 1999, p. 24.’
476.
‘ Nous notons la triple occurrence du signifiant « string » dans ce passage où Marlow est abasourdi par le langage incompréhensible des indigènes : « strings of amazing words that resembled no sounds of human language » (HOD, 109.). Or la réponse de l’homme blanc consiste en un coup de sifflet : « “I pulled the string of the whistle, [...] At the sudden screech there was a movement of abject terror through that wedged mass of bodies. [...] I pulled the string time after time. They broke and ran, they leaped, they crouched, they swerved, they dodged the flying terror of the sound.” » (HOD, 109). Le motif de la corde fait le lien entre le sens littéral et le sens figuré, entre deux langages, l’un, incompréhensible mais humain et l’autre, terrifiant et déshumanisé. Nous voyons alors vaciller les valeurs officielles de l’époque victorienne, ceci en dépit des apparences qui restent à peu près sauves.’
477.
‘ Murielle Gagnebin établit un lien intéressant entre la bisexualité psychique et la création à partir de la déchirure et de la distance qu’il faut apprivoiser et non pas maîtriser : « Or créer, c’est précisément produire, pro-jeter, disposer en avant de soi, bref : mobiliser les forces contraignantes de la distance. En sorte que si l’on vivifie la blessure des origines, on la contient aussi. Ce processus qui fait surgir la double caractéristique de cet ancrage au corps et dans le corps dévoile un aspect fondamental de la création : la promotion au rang de structure et d’histoire du concept de bisexualité psychique. Se pourrait-il que cette notion vécue dans le quotidien comme tâche à accomplir toujours retardée sitôt amorcée, toujours renouvelée sitôt abordée, devienne l’instance précise de l’engagement artistique et, par là, découvre au coeur même de sa dynamique, modelée sur les jeux périlleux et grisants de l’absence et de la présence, son principe économique ? L’emprise se substituerait alors à la possession, l’échange au viol, au rapt. » (M. Gagnebin, L’Irreprésentable ou les Silences de l’OEuvre, op. cit., p. 90)’