2. Gravité et légèreté

Cette dualité nous ramène aux arches qui d’un point de vue architectural sont une parfaite illustration du mariage entre légèreté et gravité puisqu’elles élèvent l’édifice, et qui plus est, au-dessus du vide478, et le stabilisent puisqu’elles font partie de la structure porteuse d’un édifice souvent imposant. Decoud est très certainement, et à juste titre, fasciné par l’opposition de forces qui maintient l’équilibre des édifices en question et offrent leur creux où viennent vibrer les sons, ici le cri déchirant de la locomotive « the ear-splitting screech of the steam-whistle for the brakes » (N, 167). Dès que celui-ci cesse, il est remplacé par un entrelacs de sons tout aussi baroque que la surcharge assonantique en [N] et [N:] du cri :

‘[...] a series of hard, battering shocks, mingled with the clanking of chain-couplings, made a tumult of blows and shaken fetters under the vault of the gate. (N, 167 ; c’est nous qui soulignons)’

La voûte soutient et contient à la fois, comme les parois du vase du potier ; elle fait bord et limite, et de ce fait, fascine Decoud qui passera par-dessus bord, faute d’ancrage dans le réel. Claudel, contemporain de Conrad, s’est beaucoup intéressé à ces phénomènes vibratoires autour du vide, directement inspirés du taoïsme lequel a aussi largement influencé l’écriture de Lowry :

C’est par le vide qu’un vase contient, qu’un luth résonne, qu’une roue tourne, qu’un animal respire. C’est dans le silence qu’on s’entend le mieux. [...] L’écriture là-bas [au japon] se compose d’idéogrammes isolés qui émergent du blanc, laissant au lecteur le soin d’établir la liaison. Chacun communiquant de haut en bas avec l’autre comme par une propagation d’ondes intellectuelles479.

Résonance, circularité et respiration seraient-ils des phénomènes physiques au coeur de l’écriture et du langage dont l’inadéquation est métaphorisée par le personnage de Martin Decoud ? Notons au passage la coïncidence par anagramme des signifiants « art », « train » et « tram » imbriqués dans le prénom Martin, ceux-ci le plaçant sous le signe du désir emblématisé par le train480. Mais peut-être devrions-nous parler de « propagation d’ondes intellectuelles »481 à l’intérieur du signifiant même, celui-ci mettant en marche des effets de résonance chez le lecteur chargé « d’établir la liaison »482.

Il semblerait cependant que l’issue tragique du séjour solitaire de Decoud marque l’immense danger inhérent au vide que côtoie l’artiste. L’homme ne peut supporter ni le vide, ni le silence absolu. Ce dernier n’existe d’ailleurs pas dans la nature, mais uniquement en laboratoire. Le pivot sensoriel du centre de l’homme se situant dans l’oreille, le silence total entraîne la chute de toute personne pénétrant dans un tel lieu. La chute de Decoud seul sur son île, précédée de la chute de son aura, puisqu’il n’y a plus personne pour lui renvoyer d’écho, peut alors se lire comme une métaphore de l’insoutenable silence du golfe/gouffre.

Mais il incombe au critique d’aller plus loin dans l’analyse et de faire surgir à présent la dimension « poéthique » de ce sacrifice. Ne sommes-nous pas mis, de fait, face au blanc poétique, « mer intérieure d’où émerge le poème, ou ce vide profond qui est à la fois soif et happage vers la source »483 ?

D. H. Lawrence a, lui aussi, su faire vibrer la corde de l’arc de Cupidon avec la figure emblématique de l’arc-en-ciel éponyme de son roman484. En termes de physique, l’arc-en-ciel n’est qu’un phénomène météorologique lumineux en forme d’arc, offrant les couleurs du prisme par réflexion et réfraction de la lumière du soleil dans les gouttes de pluie. La lumière est donc diffractée et donne à voir les couleurs du prisme dans une sorte de suspension qui fait apparaître l’immatériel. De la même façon, les arches dans Nostromo s’inscrivent dans une « tropologie » où la phrase est une arche offrant un espace dans lequel les signifiants peuvent vibrer, égrener les signifiés, et essaimer à l’infini. Ainsi, le cri hystérique de la locomotive que regarde Decoud, devient-il une vision fugitive et spectrale :

‘The rumble of wheels under the sonorous arch was traversed by a strange, piercing shriek, and Decoud, from his back seat, had a view of the people behind the carriage trudging along the road outside, all turning their heads, in sombreros and rebozos, to look at a locomotive which rolled quickly out of sight behind Giorgio Viola’s house, under a white trail of steam that seemed to vanish in the breathless, hysterically prolonged scream of warlike triumph. And it was all like a fleeting vision, the shrieking ghost of a railway engine fleeing across the frame of the archway, [...] (N, 166 ; c’est nous qui soulignons)’

La racine grecque arkhaios, quant à elle, nous ramène aux origines et à cette rature de « rien qui fut d’avant », ce qui explique aussi la fascination de Decoud pour les arches au-delà desquelles il cherche finalement à voir le visage de l’Autre qui n’est qu’ « une voix sans visage485 », ou encore « The featureless face of a nameless One »486 dont l’équivalent vocal serait le cri muet, ou encore le terrible cri murmuré de Kurtz : « the whispered cry » (HOD, 117).

Notes
478.
‘ Pour Lacan, la notion de vide est centrale et de structure, il est intéressant de constater qu’il s’appuie sur le motif de la cathédrale : « l’architecture primitive peut être définie comme quelque chose d’organisé autour d’un vide. C’est aussi bien l’impression authentique que nous donnent par exemple les formes d’une cathédrale comme Saint-Marc, et c’est le vrai sens de toute architecture. [...] Comme il s’agit avec ce moyen moins marqué dans la peinture, de retrouver le vide sacré de l’architecture, on essaie de faire quelque chose qui y ressemble de plus en plus, c’est-à-dire que l’on découvre la perspective. » (L’Ethique ..., op. cit., p. 162)’
479.
‘ Paul Claudel, « Jules, ou l’homme-aux-deux-cravates », Conversations, Notes, p. 1516, n°13. Cité par Michel Plourde, Paul Claudel. Une musique du silence, Canada, Les presses de l’Université de Montréal, 1970, p. 94.’
480.
‘ Zola avec La Bête Humaine, D.H. Lawrence avec Women in Love ont contribué à faire de la locomotive une figure du désir et de ses pulsions.’
481.
‘ M. Plourde, ibid., p. 94.’
482.
Ibidem.’
483.
‘ Michel Plourde, op. cit., p. 95.’
484.
‘ D. H. Lawrence, The Rainbow, Harmondsworth, Penguin, 1915.’
485.
‘ Définition de l’Autre proposée par Michel Cusin.’
486.
‘ James Joyce, Ulysses, op. cit., p. 383.’