3. Entre voix sans visage et cri muet

La notion de répétition, d’écho à l’infini apparaît nettement dans le cri à bout de souffle et hystérique de la machine487 qui traverse et transperce le voile du fantasme originaire posé sur le Réel :

‘And it was all like a fleeting vision, the shrieking ghost of a railway engine fleeing across the frame of the archway, [...] (N, 166).’

L’écriture s’emballe comme un cheval devenu fou, le bridage saute, laissant entrer, ou plutôt, passer, le fantôme hurlant dans un bruit de chaînes et de freins : « the ear-splitting screech of the steam-whistle for the brakes had stopped »(167). Le bruit envahit l’espace dans un frottement d’acier assourdissant qui fait penser aux chaînes qui entravent les statuettes dans la chambre de Laruelle :

‘Elsewhere in Jacques’s room cuneiform stone idols squatted like bulbous infants: on one side of the room there was even a line of them chained together. (UV, 243)’

Nous avons abordé en première partie la question de ces idoles de pierre,488 que le Consul transforme en avortons enchaînés figurant les enfants qu’Yvonne adultère a refusé de lui donner :  

‘One part of the Consul continued to laugh, in spite of himself, and of all this evidence of lost wild talents, at the thought of Yvonne confronted in the aftermath of her passion by a whole row of fettered babies. (UV, 243)’

Dans les deux cas, il s’agit du même fantasme originaire qui se dit dans l’alcôve de Laruelle et la voûte sous laquelle s’engouffre la locomotive haletante. Et ce n’est peut-être pas par hasard si la vision fantasmagorique du train disparaît derrière la maison de Giorgio située aux limites de la ville : « a locomotive which rolled quickly out of sight behind Giorgio Viola’s house » (N,167). Souvenons-nous aussi du nom emblématique du désir d’unité que Giorgio a donné à cette maison après les événements : Albergo de Italia Una. Ce nom n’est pas fortuit. En effet, si sur le plan diégétique l’auberge est un lieu de passage et d’échange et si la topographie de Sulaco, une ville somme toute imaginaire, la situe à la limite, cette même topographie devient tropologique lorsque l’on considère la symbolique multiple du nom propre Viola.

Celui-ci fait, nous l’avons déjà vu, référence à la viole, un alto situé entre violon et violoncelle. Cet entre-deux, est aussi une auberge, un lieu de parole et d’échange, le lieu de l’essaimage du signifiant et aussi du vidage de la jouissance phallique représentée par les bouteilles et verres, autant de « crystal phalluses » que les hommes viennent y vider.

D’autre part, l’auberge fait écran, et c’est au-delà de cette maison/écran que se joue la scène de maîtrise dans laquelle le conducteur dompte l’engin et fait entrer la machine/ Bête Humaine avec un geste à la fois triomphal et révolutionnaire :

‘The engine-driver, running past the Casa Viola with the salute of an uplifted arm, checked his speed smartly before entering the yard [...] (N,167 ; c’est nous qui soulignons)’

Derrière ce bras levé le lecteur moderne entend peut-être le « no pasaran » des révolutionnaires anti-fascistes espagnols que Lowry insère dans la texture narrative de Under the Volcano 489 en guise de préambule à un horaire de trains et de bus entre Mexico et Tlaxcala au chapitre 10. Ce même chapitre s’ouvre d’ailleurs sous le signe du train du désir que le Consul a attendu toute la nuit en vain, pour finalement conclure « Suspension! » (UV, 323) :

‘It was as if, more, he were waiting for something, and then again, not waiting. [...] and in that state of being where Beaudelaire’s angel indeed wakes, desiring to meet trains perhaps, but to meet trains that stop, and from such trains none descends, not even another angel, not even a fair-haired one, like Lee Maitland. — Was the train late? Why was he pacing the platform? Was it the second or third train from Suspension Bridge — Suspension! — the Station Master had said would be her train? (UV, 323) ’

Nous ne pouvons alors que penser à la pièce de Tennessee Williams A Streetcar Named Desire où, encore une fois, le motif du train est directement associé au désir, à la pulsion490. Lowry a lui-même commenté l’ouverture du chapitre 10 en ces termes : « The opening train theme is related to Freudian death dreams »491, ce qui ne fait que confirmer la dimension fantasmatique du motif du train.

Notes
487.
‘ “the breathless, hysterically prolonged scream of warlike triumph.” (N, 166)’
488.
‘ Les auteurs de A Companion to Under the Volcano, précisent à ce sujet : “These squat bulbous figures representing mothers who died in childbirth and who cry and call out in the night, turning themselves into frightful beings of ill-omen. The association, if it exists, gives added horror to the Consul’s vision of “a whole row of fettered babies,” the children Yvonne will never give him.”, op. cit., p. 276-277.’
489.
‘ Cf. UV, p. 343. Allusion au cri républicain durant la Guerre Civile Espagnole, cette expression fut utilisée pour la première fois par Dolores Ibarruri, la “passionari” des forces antifascistes, en clôture de son discours radiophonique le 19 juillet 1936. Pour plus de détails voir A Companion ..., p. 371.’
490.
‘ J. Paccaud-Huguet, explore ce thème du train du désir dans l’esthétique de Lowry : « Au terminus, il y a le rendez-vous avec la jouissance ob-scène de l’être pur voué à la mère/à la mort : ainsi va la métro-nymie du désir faisant rimer “womb” à “tomb” dans “The Last Address” : “the roar of the subway [...] said ‘womb’ then ‘tomb’”, Templeton Papers, 1: 25, p. 89. C’est à ce point limite, touchant à la fois au langage et au corps, que la fiction moderne nous convoque, comme l’a vu Lowry à propos de la pièce de Tennessee Williams, « A Streetcar Named Desire. », in « De la fonction à la fiction poétique. L’esthétique de Malcolm Lowry », op. cit. p. 153. En note, elle cite un commentaire de Lowry sur la pièce de Williams : « [...] it is a play not without thought: there is a street-car called Desire, from which you transfer to another one called ‘cemeteries’: from which in turn you get off at Elysean Fields’. Life death and desire are woven around in a fantastic and macabre fresque. », in Special Collections, Malcolm Lowry Papers (25 : 1 : insert 55a).’
491.
‘ Voir A Companion..., p. 342. Les auteurs de cet ouvrage qui ouvre de nombreuses pistes de recherche voient là une expression du désir de mort du Consul. Ils font aussi référence à John Dunne qui dans une section intitulée « The memory train » évoque les pensées qui s’enchaînent sans relation apparente, ce qui se retrouve, mais cette fois-ci avec une idée de cohérence, dans l’expression « in the same train of thought », le signifiant « train » désignant une suite d’événements, de pensées, d’idées.’