Dans ce même chapitre Lowry nous fait entendre le bruit du désir qui prend forme et fait sens en associant les sensations visuelles et sonores dans une série d’onomatopées insolites à géométrie variable qui s’étendent sur deux pages, en annonce du fameux train de la mort qui doit transporter un corps par express. Progressivement, les « clipperty-one, clipperty-two » se décomposent en « lickety-cut lickety-cut lickety-cut »492, répétant les syntagmes tout en les déclinant, martelant et alternant les signifiants de la coupure et de l’écoulement, dans un cliquetis étourdissant où se mêlent les sonorités tranchantes en [k] et [t] et les liquides en [l]. Ça claque, ça coupe et ça coule puisque derrière « lick », nous entendons aussi par homophonie « leak » qui désigne la fuite, celle de la béance innommable du Réel, du « grey sunken cunt of the world »493 dans un mouvement de va-et-vient signifiant le battement de la pulsion :
‘And now, one after one, the terrible trains appeared on top of the raised horizon, shimmering now, in mirage : first the distant wail, then the frightful spouting and spindling of black smoke, a sourceless towering pillar, motionless, then a round hull, as if not on the lines, as if going the other way over the fields, as if stopping, as if not stopping, or as if slipping away over the fields, as if stopping; oh God, not stopping; downhill : clipperty-one, clipperty-one : clipperty-two clipperty-two : clipperty-three clipperty-three : clipperty-four : alas, thank God, not stopping, and the lines shaking, the station flying, the coal dust, black bituminous : lickety-cut lickety-cut lickety-cut : and then another train, clipperty-one clipperty-one, coming in the other direction, swaying, whizzing, two feet above the lines, flying, clipperty-two, with one light burning against the morning, clipperty-three clipperty-three, a single useless strange eye, red-gold : trains, trains, trains, each driven by a banshee playing a shrieking nose-organ in D minor; lickety-cut lickety-cut lickety-cut. But not his train; and not her train. [...] clippery-two clippery-two: clipperty-three clipperty-three: clipperty-four clipperty-four: clipperty-five clipperty-five: clipperty-six: clipperty-six: clipperty-seven ; clipperty-seven — trains, trains, trains, trains, converging upon him from all sides of the horizon, each wailing for its demon lover. [...] Eaten up in reverse by night. And the moon gone. C’était pendant l’horreur d’une profonde nuit. (UV, 324-26 ; les espacements sont de l’auteur)’Les trains du désir déferlent dans un cri immense émanant d’un « banshee », esprit du folklore irlandais dont le cri est censé annoncer une mort imminente. Ce cri494 culmine avec celui de la femme qui hante le dôme de plaisir495 du « Kubla Khan » de Coleridge — « By woman wailing for her demon-lover!496 ». Les références au poème de Coleridge se multiplient dans ce passage497. Les trains semblent, et les nombreux « as if » en témoignent, flotter, voire même voler : « whizzing, two feet above the lines, flying » (UV, 324). Ils sont comme suspendus, à l’image du dôme498 en lévitation de Kubla Khan : « The shadow of the dome of pleasure / Floated midway on the waves »499. Nous citons à nouveau un extrait plus resserré de Under the Volcano pour illustrer notre propos :
‘And now, one after one, the terrible trains appeared on top of the raised horizon, shimmering now, in mirage : first the distant wail, then the frightful spouting and spindling of black smoke, a sourceless towering pillar, motionless, then a round hull, as if not on the lines, as if going the other way over the fields, as if stopping, as if not stopping, or as if slipping away over the fields, as if stopping; oh God, not stopping [...] (UV, 324 ; c’est nous qui soulignons)’Le train à l’oeil unique et défaillant, n’augure rien de bon : « a single useless strange eye, red-gold » (UV, 324). Chevauché par un « banshee »500 musicien, jouant d’un étrange instrument : « playing a shrieking nose-organ in D minor ». Le « banshee » dit la suspension dont de nombreux signifiants se trouvent concentrés dans ce passage où viennent se superposer les strates qui font tourner le lecteur de topoï en trope de la suspension. Celle-ci est tantôt spatiale et topologique (« a sourceless towering pillar »), visuelle (« shimmering »), tantôt narrative et tropologique :
‘as if stopping, as if not stopping, or as if slipping away over the fields, as if stopping; oh God, not stopping; ’En digne figuration du Réel, le train du désir nous échappe et se dérobe comme le sujet qui ne se dit que par bribes501.