4. Les trains du désir

Dans ce même chapitre Lowry nous fait entendre le bruit du désir qui prend forme et fait sens en associant les sensations visuelles et sonores dans une série d’onomatopées insolites à géométrie variable qui s’étendent sur deux pages, en annonce du fameux train de la mort qui doit transporter un corps par express. Progressivement, les  « clipperty-one, clipperty-two » se décomposent en « lickety-cut lickety-cut lickety-cut »492, répétant les syntagmes tout en les déclinant, martelant et alternant les signifiants de la coupure et de l’écoulement, dans un cliquetis étourdissant où se mêlent les sonorités tranchantes en [k] et [t] et les liquides en [l]. Ça claque, ça coupe et ça coule puisque derrière « lick », nous entendons aussi par homophonie « leak » qui désigne la fuite, celle de la béance innommable du Réel, du « grey sunken cunt of the world »493 dans un mouvement de va-et-vient signifiant le battement de la pulsion :

‘And now, one after one, the terrible trains appeared on top of the raised horizon, shimmering now, in mirage : first the distant wail, then the frightful spouting and spindling of black smoke, a sourceless towering pillar, motionless, then a round hull, as if not on the lines, as if going the other way over the fields, as if stopping, as if not stopping, or as if slipping away over the fields, as if stopping; oh God, not stopping; downhill : clipperty-one, clipperty-one : clipperty-two clipperty-two : clipperty-three clipperty-three : clipperty-four  : alas, thank God, not stopping, and the lines shaking, the station flying, the coal dust, black bituminous : lickety-cut lickety-cut lickety-cut : and then another train, clipperty-one clipperty-one, coming in the other direction, swaying, whizzing, two feet above the lines, flying, clipperty-two, with one light burning against the morning, clipperty-three clipperty-three, a single useless strange eye, red-gold : trains, trains, trains, each driven by a banshee playing a shrieking nose-organ in D minor; lickety-cut lickety-cut lickety-cut. But not his train; and not her train. [...] clippery-two clippery-two: clipperty-three clipperty-three: clipperty-four clipperty-four: clipperty-five clipperty-five: clipperty-six: clipperty-six: clipperty-seven ; clipperty-seven — trains, trains, trains, trains, converging upon him from all sides of the horizon, each wailing for its demon lover. [...] Eaten up in reverse by night. And the moon gone. C’était pendant l’horreur d’une profonde nuit. (UV, 324-26 ; les espacements sont de l’auteur)’

Les trains du désir déferlent dans un cri immense émanant d’un « banshee », esprit du folklore irlandais dont le cri est censé annoncer une mort imminente. Ce cri494 culmine avec celui de la femme qui hante le dôme de plaisir495 du « Kubla Khan » de Coleridge — « By woman wailing for her demon-lover!496 ». Les références au poème de Coleridge se multiplient dans ce passage497. Les trains semblent, et les nombreux « as if » en témoignent, flotter, voire même voler : « whizzing, two feet above the lines, flying » (UV, 324). Ils sont comme suspendus, à l’image du dôme498 en lévitation de Kubla Khan : « The shadow of the dome of pleasure / Floated midway on the waves  »499. Nous citons à nouveau un extrait plus resserré de Under the Volcano pour illustrer notre propos :

‘And now, one after one, the terrible trains appeared on top of the raised horizon, shimmering now, in mirage : first the distant wail, then the frightful spouting and spindling of black smoke, a sourceless towering pillar, motionless, then a round hull, as if not on the lines, as if going the other way over the fields, as if stopping, as if not stopping, or as if slipping away over the fields, as if stopping; oh God, not stopping [...] (UV, 324 ; c’est nous qui soulignons)’

Le train à l’oeil unique et défaillant, n’augure rien de bon : « a single useless strange eye, red-gold » (UV, 324). Chevauché par un « banshee »500 musicien, jouant d’un étrange instrument : « playing a shrieking nose-organ in D minor ». Le « banshee » dit la suspension dont de nombreux signifiants se trouvent concentrés dans ce passage où viennent se superposer les strates qui font tourner le lecteur de topoï en trope de la suspension. Celle-ci est tantôt spatiale et topologique (« a sourceless towering pillar »), visuelle (« shimmering »), tantôt narrative et tropologique :

‘as if stopping, as if not stopping, or as if slipping away over the fields, as if stopping; oh God, not stopping; ’

En digne figuration du Réel, le train du désir nous échappe et se dérobe comme le sujet qui ne se dit que par bribes501.

Notes
492.
‘ Joyce fait entendre les mêmes signifiants avec les baisers sonores chargés de sensualité et d’allusion sexuelles qu’entend Bloom : « Icky licky micky sticky for Leo! » ( Ulysses, op. cit., p. 387)’
493.
Ibid., p. 50. Entre cut et cunt, il y a une lettre, mais les deux signifiants désignent bien la coupure, la faille qui divise le corps de la femme, et dit l’absence, le manque, le désir.’
494.
‘ “trains, trains, trains, trains, converging upon him from all sides of the horizon, each wailing for its demon lover.” (UV, 325)’
495.
‘ “In Xanadu did Kubla Kahn / A stately pleasure-dome decree” (Samuel Taylor, Coleridge, Kubla Khan, 1797, 2: 16)’
496.
Ibidem.’
497.
‘ Virginia Woolf insère d’une façon similaire des fragments du poème de Coleridge dans The Waves lorsqu’elle évoque le dôme de la cathédrale Saint Paul conjointement à l’acte d’écriture de Louis : « How then, I asked, would Louis roof us in? How would he confine us, make us one, with his red ink, with his very fine nib? The voice peetered out in the dome, wailing. » (The Waves, op. cit., p. 223)’
498.
‘ Nous retrouvons le motif de l’arche.’
499.
Ibid., 2: 31-32.’
500.
‘ « A banshee (from O.Ir. Ben Shide, “a woman of the fairies”) in Irish or Scots folklore is a supernatural being said to take the shape of an old woman (not unlike the old woman from Tarasco, p. 55), and to foretell death by mournful wailing outside the dwelling of one fated to die. Pagnoulle, p. 152, notes the combination of banshee and shrieking train at the beginning of Faulkner’s Light in August; both trains pass through the town without stopping. The nose-organ is presumably a demonic mixture of mouth-organ and a nose-flute (a small flute played by blowing through the nostrils), and the key of D-minor is that of Mozart’s quartet, K 421, the finale of which is heard in the Consul’s dying imagination, p. 374. » (A Companion, op. cit., p. 343)’
501.
‘ Denis Vasse évoque les figurations du sujet et du transfert analytiques en des termes qui font sonner le texte de Lowry de façon singulière : « A cette limite [le discours de l’analysant] mouvante et incertaine, il est porté et maintenu sur la ligne de son désir, ligne sur laquelle viennent s’inscrire et disparaître, se décrire, les objets qui écrivent son histoire : formes de doigt ou de pied, de cicatrices ou de ruines, sensations de déferlement ou de fuite, de moiteur de cadavre ou de déchets aux couleurs vives. [...] Et ce n’est pas par hasard si, dans la situation de transfert analytique, de telles représentations en appellent à la nostalgie d’un paradis perdu ou d’une scène d’initiation, à la nostalgie du rêve. » (L’ombilic et la voix, Paris, Seuil, 1974, p. 113)’