5. Vide et chiasme sonore

Cet oeil singulier dérange, d’une part, parce qu’il annonce la mort du Consul qui, au moment de mourir, entend les dernières mesures d’un quatuor, lui aussi en Ré mineur, : « Mozart was it? The Siciliana. Finale of the D minor quartet by Moses. » (UV, 414). D’autre part parce que si on le considère avec un peu de distance on peut y voir la fente génitale, le « womb/tomb », ou encore l’oeil vaginal qui selon Denis Vasse à propos du voyeur viendrait « inscrire dans le réel le fantasme intolérable d’un ombilic géant et vertigineux, d’un corps non clos [...] 502». Nous lisons alors un refus de la clôture, que ce soit du corps ou du sens qui se dit dans l’indétermination de cette musique à la fois céleste et funeste qui perdure dans une immuable hésitation  :  

‘No, it was something funereal, of Gluck’s perhaps, from Alcestis. Yet there was a Bach-like quality to it. Bach? A clavichord heard from far away, in England in the seventeenth century. England. The chords of a guitar too, half lost, mingled with the distant clamours of a waterfall and what sounded like the cries of love. (UV, 414) ’

De la même façon, Kubla Khan perçoit des voix ancestrales dans le tumulte de la rivière sacrée : « And ’mid this tumult Kubla heard from far / Ancestral voices prophesying war ! »503. Le vacillement des semblants du texte en flottaison laisse entr’apercevoir l’horreur du Réel, celle qui se trouve derrière l’écran du fantasme originaire, dans la sonorité minorisée et discordante de l’instrument à vent du banshee504, ou encore dans les sonorités en chiasme du premier vers du poème de Coleridge : « In Xanadu did Kubla Khan ». Le « did » central de ce vers articule le chiasme sonore qui se dessine lorsque l’on fait abstraction des consonnes et oppose la succession [W/B/u:] de Xanadu à celle inversée de Kubla Kahn en [u:/B/W]505. Remarquons que chacune des séries vocales est organisée autour du son [B], son minimal qui s’apparente le plus au vide, ce même vide qui permet les effets de résonance qui nous intéressent puisqu’ils laissent passer des bribes de cette lalangue, âme au sens musical du texte littéraire à nos yeux506. Dans le même temps, le chiasme sonore annonce l’apparition du chiasme topologique à la strophe suivante :

‘But oh ! that deep romantic chasm which slanted
down the green hill athwart a cedarn cover !507

Le chiasme résonne dans l’adjectif « athwart » qui, à la limite du prononçable, du dicible, barre la pente de la colline, et fait penser à une verrue (« a/th(e)-wart »), sur laquelle la langue vient littéralement achopper, dans une hésitation entre l’article indéfini « a » et l’article défini « the ». Le signifiant mime à la fois le télescopage de l’indéfini et du défini508, du général et de l’individuel, de la langue et de la parole509 et la rencontre sensorielle du corps avec quelque chose d’extérieur, quelque chose qui fait obstacle (to thwart) ; la verrue ou les trois dents qu’un idiot vêtu de gris tente en vain de vendre au Consul attendant toujours le train du désir :

‘[...] the Consul sat in the station tavern with a man who’d just tried to sell him three loose teeth. [...] What had he lost? Why was that idiot sitting there, in a dirty grey suit, and trousers baggy at the knees, with one bicycle clip, in his long, long, baggy grey jacket, and grey cloth cap, and brown boots, with his thick fleshy grey face, from which three upper teeth, perhaps the very three teeth, were missing, all on one side, and thick neck, saying, every few minutes to anyone who came in : ‘I’m watching you.’ ‘I can see you...’ ‘You won’t escape me.’ (UV, 325)’

Ces quelques lignes posent la question de l’objet perdu : « What had he lost? ». A cette question, le vacillement des semblants apporte une réponse en elle-même énigmatique, mais un début de réponse qui nous met peut-être sur la voie de la vérité. C’est aussi ce que suggère le parleur de L’Innommable de Samuel Beckett : « Mais c’est entièrement une question de voix, toute autre métaphore est impropre. »510. A propos de la voix devenant une question s’adressant à la fois au personnage et au lecteur à qui il incombe d’ « écouter les voix d’un texte, [de] rendre justice à la justesse de leurs inflexions [...] »511, Dominique Rabaté ajoute la notion d’espace et donc aussi de limites :

‘L’écart de soi à soi qui s’y marque ouvre l’espace d’un questionnement dans et sur le langage, où les frontières du littéral et du métaphorique vacillent. Espace de quête, de tâtonnements et de trouvailles qui se confond avec l’espace littéraire512.’

Si l’on conçoit que lorsque les semblants vacillent, ils laissent passer des bribes de la chose, et donc de l’objet (a) qui, par définition, est toujours manquant, nous pouvons alors appréhender les trois dents proposées au Consul comme des ruines métonymiques de l’objet (a). Le Consul est immédiatement « appareillé », non par les dents elles-mêmes, bien qu’elles le fascinent ainsi qu’en témoigne la répétition du motif des dents, à présent familier au lecteur de ce travail, mais plutôt par le vide de la Chose que ces dents désignent. La question : « What had he lost? » introduit la notion de perte qui se transforme petit à petit en manque (« missing »), puis finalement en vide : « all on one side ». A nouveau, le fantasme originaire appareille la jouissance par le biais de l’image des dents. Entendons le terme appareiller dans les deux sens soulignés par Jacques-Alain Miller dans « L’apparole, et autres blablas » 513. Ainsi dirons-nous que l’objet est habillé par le fantasme, lui-même véhiculé par l’image des dents, et d’autre part, que celle-ci est mise en marche par ce même fantasme qui dit le désir de mort.

Notes
502.
Ibid., p. 96. Il parle aussi de la fascination qu’exerce l’oeil vaginal de la mère : Tout se passe comme si l’oeil vaginal de la mère, oeil insupportable parce que sans regard, le fascinait et l’attirait incoerciblement dans son antre. C’est pourquoi la défense du voyeur contre ce danger mortel, consiste à dénier la fente génitale en inscrivant en ce lieu la forme d’un pénis. L’affirmation de la présence du pénis là où il sait qu’il n’est pas, le libère de la fascination. » Ibidem. Nous sommes tenté d’ajouter une remarque sur l’alcoolisme du Consul qui peut se lire selon cette analyse clinique. Dans le texte de Lowry, la boisson est presque toujours évoquée par le truchement des bouteilles ou de leurs étiquettes, autant de phallus de verre mis à la place du corps béant de la mère.’
503.
‘ T. S. Coleridge, op. cit., 3: 29-30.’
504.
‘ Nous renvoyons ici à l’analyse de Gilles Deleuze dans Critique et Clinique citée précédemment, où il développe l’idée de l’écrivain qui forge une langue minorisée en perpétuel déséquilibre.Op. cit., p. 137-138.’
505.
‘ Nous reprenons une analyse qu’a faite Jean-Marie Fournier lors du séminaire dirigé par Josiane Paccaud-Huguet, le 11 mars 2000 à Lyon 2 (Séminaire DEA/CERAN, « Litturaterre : littérature, langage, psychanalyse », J. Paccaud-Huguet)’
506.
‘ Michèle Rivoire aborde cette question à propos du sonnet de Shakespeare, Shall I compare Thee, elle remarque que le poème « démontre l’impossibilité de nouer le un à l’universel [...] Comparer l’aimée à l’été, c’est la situer en une place d’exception qui signifie en perdre la jouissance au profit du signifiant. C’est cette jouissance qui fait l’objet de l’écriture poétique ; elle relève non pas du langage et du signifiant, mais de la lettre et de ce que nous appellerons, avec Lacan, lalangue, relève du un de la singularité et non du un de l’universel. Ce sont des lambeaux de traces phoniques inarticulées résultant de notre entrée dans le langage par autre chose que le mot et le sens. Il y a, dans le poème, entre le langage et lalangue, entre le signifiant et la jouissance, une impasse que le locuteur du sonnet résout par un saut, au vers 9. » (« Limites et croisements entre l’interprétation psychanalytique et l’interprétation littéraire ») ’
507.
‘ S. T. Coleridge, op. cit., 2: 12-13.’
508.
‘ Dominique Rabaté aborde ce sujet en citant Pérec : « Le je (le jeu) du sujet écrivant se joue ainsi entre les deux séries de récits [...]. Il se dit entre les deux, entre l’Histoire collective (“avec sa grande hache ”, ajoute avec humour et gravité Pérec) et histoire singulière, dans l’émergence retardée du sujet Pérec et du peuple juif. », Dominique Rabaté, Poétiques de la voix, Paris, José corti, 1999, p. 211.’
509.
‘ Voir à ce sujet la communication de Françoise Mornington, « Pourquoi le langage est-il un code commun ? », op. cit.
510.
‘ Samuel Beckett, L’Innommable, p. 64. Cité par Dominique Rabaté, op. cit., p. 7. ’
511.
‘ Dominique Rabaté, ibid., p. 10.’
512.
Ibid., p. 7-8.’
513.
‘ « Ce mot d’appareil — il me plaît beaucoup — a un versant du côté du semblant et un versant du côté de l’utile. ’ ‘D’un côté, l’appareil est le déploiement extérieur des apprêts, il est donc relatif à tout ce qui est la belle apparence, l’aspect, l’impression produite par l’ensemble de ce qui est là disposé. Donc il y a toujours dans l’appareil magnificence de pompe, d’ostentation.’ ‘C’est plus délicat lorsqu’on évoque l’appareil simple. Pour nous, restent dans les oreilles, à partir de Racine, les mots de Néron pour décrire la passion amoureuse qui le saisit pour Junie. Ces deux vers sont comme le condensé de l’énoncé d’un fantasme — belle sans ornement, dans le simple appareil / D’une beauté qu’on vient d’arracher au sommeil.. L’appareil n’est jamais mieux évoqué que dans ces vers où toute la pompe, l’ostentation, est abandonnée. C’est au contraire l’appareil même de la surprise et de la nudité. Voilà un des versants de l’appareil. On a là vraiment le fantasme appareil de la jouissance.’ ‘De l’autre côté, il y a le versant de l’utile, puisqu’un appareil est un assemblage, un ajustement, un agencement, qui permet d’accomplir une fonction. » (Jacques-Alain Miller, « L’apparole, et autres blablas », La Cause Freudienne n°34, 1996, p. 15-16.)’