C’est depuis cette place vide, ce trou du trou, que l’homme en gris, probablement du même lignage que l’Arlequin de Kurtz514, ou encore que l’idiot sourd-muet qui accueille le lecteur de Ulysses dans « nighttown515 », met en acte le passage du regard à la voix lorsqu’il dit : « ‘I’m watching you.’ ‘I can see you...’ ‘You won’t escape me.’ ». Même si ce personnage n’est pas muet, il semble être du côté de la pulsion scopique, du regard silencieux qui en dit long. Nous lui avons alors trouvé un autre cousin littéraire auquel Lowry fait allusion à propos d’un chien nommé Harpo516 en référence à Harpo Marx, le frère muet des célèbres Marx Brothers dont Lacan analyse le rôle ambigu dans Le Séminaire 11 :
‘Et des choses muettes, ce n’est pas tout à fait la même chose que des choses qui n’ont pas de rapport avec les paroles.Il semble que le regard et la voix que Lacan compte parmi les objets substitutifs fondamentaux prennent le relais des dents pour ramener le lecteur dans le vif du sujet, c’est-à-dire à la question du manque et donc du désir. D’autre part, tous ces personnages détenteurs d’un certain savoir participent de la métaphore de l’acte de lecture autour de laquelle se tissent ces textes énigmatiques. Le critique comme le lecteur sera toujours insatisfait, le commentaire toujours insuffisant, et c’est cette insuffisance même qui fait l’essence de la littérature. Si Heart of Darkness est, comme l’a fait remarquer Tzvetan Todorov, « un récit de connaissance »518 dans lequel « les personnages ne cessent de méditer le sens caché des paroles qu’ils entendent, la signification des signaux qu’ils perçoivent »519, c’est bien au rythme des tam-tams indigènes, du moteur du vapeur et de la pulsation du coeur des ténèbres et de celui non moins ténébreux du lecteur que s’accomplit le déchiffrage, le travail de l’interprétation, mu par le manque et le désir.
Le désir est, à l’image du train qu’attend le Consul, à la fois là et absent, arrêté et toujours en mouvement :
‘[...] as if stopping, as if not stopping, or as if slipping away over the fields, as if stopping; oh God, not stopping; [...] (UV, 324) ’Le train du désir ne doit pas s’arrêter, puisqu’il laisserait alors la place à la mort que Lowry introduit avec le personnage du fossoyeur :
‘[...] the gravedigger — sweating, heavy-footed, bowed, long-jawed and trembling and carrying his special tools of death — [...] (UV, 325)’Ce dernier n’est d’ailleurs qu’une représentation allégorique de la mort dont l’homme en gris donne une image plus éthérée, voire alchimique ou peut-être même ésotérique, et d’autant plus puissante :
‘That was the time too, in the storm country, when ‘the lightning is peeling the poles, Mr Firmin, and biting the wires, sir — you can taste it afterwards too, in the water, pure sulphur [...] (UV, 325 ; c’est nous qui soulignons)’L’éclair arrache leur enveloppe de semblants aux poteaux télégraphiques ; en d’autres termes, le feu sacré de Dieu, mais aussi de l’écriture520, fait tomber les semblants de la communication. Il interrompt celle-ci en « mordant » les fils télégraphiques (« biting the wires »), coupant ainsi le schéma énonciatif avec le motif de la morsure qui nous ramène aux dents, à l’ivoire de Kurtz, aux lingots d’argent, à toutes les ruines métonymiques et phonématiques du langage qui jonchent le tissu narratif des textes de Conrad et Lowry.
Par ce feu sacré de l’écriture, se dit la mort au goût de soufre qui se glisse derrière les mots comme le signale « afterwards », terme qui laisse entendre, de façon assez furtive « after-words ». Le soufre que le dictionnaire Robert définit comme « L’un des trois principes actifs de l’ancienne chimie, considéré comme une condensation de la matière du feu » est aussi à lire dans son sens figuré qui qualifie des écrits ou des propos « peu orthodoxes, dont la liberté paraît “diabolique” »521. Nous sommes alors aux frontières du réel, au-delà desquelles la Loi n’a plus cours, nous sommes au-delà de la souffrance infinie du Consul infirme de la vie (Firmin) qui regarde passer le train qui s’arrêtera bientôt, pour lui, au fond de la barranca sur une petite musique funéraire venue d’on ne sait où, Mozart, ou peut-être Glück nous dit le texte de Lowry qui, nous en sommes à présent convaincu, doit s’écouter avant tout.