6. Lorsque le fantasme « appareille » la jouissance

C’est depuis cette place vide, ce trou du trou, que l’homme en gris, probablement du même lignage que l’Arlequin de Kurtz514, ou encore que l’idiot sourd-muet qui accueille le lecteur de Ulysses dans « nighttown515 », met en acte le passage du regard à la voix lorsqu’il dit : « ‘I’m watching you.’ ‘I can see you...’ ‘You won’t escape me.’ ». Même si ce personnage n’est pas muet, il semble être du côté de la pulsion scopique, du regard silencieux qui en dit long. Nous lui avons alors trouvé un autre cousin littéraire auquel Lowry fait allusion à propos d’un chien nommé Harpo516 en référence à Harpo Marx, le frère muet des célèbres Marx Brothers dont Lacan analyse le rôle ambigu dans Le Séminaire 11 :

‘Et des choses muettes, ce n’est pas tout à fait la même chose que des choses qui n’ont pas de rapport avec les paroles.
Il n’est que d’évoquer une figure qui sera vivante pour tout un chacun d’entre vous, celle du terrible muet des Marx Brothers — Harpo. Y a-t-il rien qui puisse poser une question plus présente, plus pressante, plus prenante, plus chavirante, plus nauséeuse, plus faite pour jeter dans l’abîme et le néant tout ce qui se passe devant lui, que la figure, marquée de ce sourire dont on ne sait si c’est celui de la plus extrême perversité ou de la niaiserie la plus complète, d’Harpo Marx ? Ce muet à lui tout seul suffit à supporter l’atmosphère de mise en question et d’anéantissement radical, qui fait la trame de la formidable farce des Marx, et du jeu de jokes non discontinu qui donne toute la valeur de leur exercice517.’

Il semble que le regard et la voix que Lacan compte parmi les objets substitutifs fondamentaux prennent le relais des dents pour ramener le lecteur dans le vif du sujet, c’est-à-dire à la question du manque et donc du désir. D’autre part, tous ces personnages détenteurs d’un certain savoir participent de la métaphore de l’acte de lecture autour de laquelle se tissent ces textes énigmatiques. Le critique comme le lecteur sera toujours insatisfait, le commentaire toujours insuffisant, et c’est cette insuffisance même qui fait l’essence de la littérature. Si Heart of Darkness est, comme l’a fait remarquer Tzvetan Todorov, « un récit de connaissance »518 dans lequel « les personnages ne cessent de méditer le sens caché des paroles qu’ils entendent, la signification des signaux qu’ils perçoivent »519, c’est bien au rythme des tam-tams indigènes, du moteur du vapeur et de la pulsation du coeur des ténèbres et de celui non moins ténébreux du lecteur que s’accomplit le déchiffrage, le travail de l’interprétation, mu par le manque et le désir.

Le désir est, à l’image du train qu’attend le Consul, à la fois là et absent, arrêté et toujours en mouvement :

‘[...] as if stopping, as if not stopping, or as if slipping away over the fields, as if stopping; oh God, not stopping; [...] (UV, 324) ’

Le train du désir ne doit pas s’arrêter, puisqu’il laisserait alors la place à la mort que Lowry introduit avec le personnage du fossoyeur :

‘[...] the gravedigger — sweating, heavy-footed, bowed, long-jawed and trembling and carrying his special tools of death — [...] (UV, 325)’

Ce dernier n’est d’ailleurs qu’une représentation allégorique de la mort dont l’homme en gris donne une image plus éthérée, voire alchimique ou peut-être même ésotérique, et d’autant plus puissante :

‘That was the time too, in the storm country, when ‘the lightning is peeling the poles, Mr Firmin, and biting the wires, sir — you can taste it afterwards too, in the water, pure sulphur [...] (UV, 325 ; c’est nous qui soulignons)’

L’éclair arrache leur enveloppe de semblants aux poteaux télégraphiques ; en d’autres termes, le feu sacré de Dieu, mais aussi de l’écriture520, fait tomber les semblants de la communication. Il interrompt celle-ci en « mordant » les fils télégraphiques (« biting the wires »), coupant ainsi le schéma énonciatif avec le motif de la morsure qui nous ramène aux dents, à l’ivoire de Kurtz, aux lingots d’argent, à toutes les ruines métonymiques et phonématiques du langage qui jonchent le tissu narratif des textes de Conrad et Lowry.

Par ce feu sacré de l’écriture, se dit la mort au goût de soufre qui se glisse derrière les mots comme le signale « afterwards », terme qui laisse entendre, de façon assez furtive « after-words ». Le soufre que le dictionnaire Robert définit comme « L’un des trois principes actifs de l’ancienne chimie, considéré comme une condensation de la matière du feu » est aussi à lire dans son sens figuré qui qualifie des écrits ou des propos « peu orthodoxes, dont la liberté paraît “diabolique” »521. Nous sommes alors aux frontières du réel, au-delà desquelles la Loi n’a plus cours, nous sommes au-delà de la souffrance infinie du Consul infirme de la vie (Firmin) qui regarde passer le train qui s’arrêtera bientôt, pour lui, au fond de la barranca sur une petite musique funéraire venue d’on ne sait où, Mozart, ou peut-être Glück nous dit le texte de Lowry qui, nous en sommes à présent convaincu, doit s’écouter avant tout.

Notes
514.
‘ L’arlequin est par définition un personnage muet rappelle Joseph Dobrinsky, faisant le lien entre cette caractéristique et le débit anarchique des paroles du jeune disciple de Kurtz : « Aveuglé par son admiration pour l’éloquence de Kurtz [...] le jeune disciple trop peu critique a perdu sa “voix” » (« The Artist in Conrad’s Fiction », Idéologies dans le monde anglo-saxon, n° spécial, « Mélanges conradiens  », Centre de recherches d’Etudes anglophones, Université Stendhal, Grenoble, 1992, p. 103)’
515.
‘ Il existe une similitude assez frappante entre « nighttown » et le train de l’enfer de Lowry, ceci, dès l’ouverture du chapitre Circe : « * (The Mabbot street entrance of nighttown, before which stretches an uncobbled tramsiding set with skeleton tracks, red and green will-o’-the-wisps and danger signals. Rows of grimy houses with gaping doors.[...]) », op. cit., p. 350. Notons aussi que les  « will-o’-the-wisps » font écho au « banshee » de Lowry tout comme l’idiot, « A deafmute idiot with goggle eyes, his shapeless mouth dribbling, [...] » rappelle l’homme en gris dont les paroles mettent en lumière sa vocation de voyeur que l’on peut imaginer faire partie des attributs de l’idiot sourd-muet aux yeux exhorbités. Dernier point commun, le bras levé de l’idiot, geste de défi voué à l’échec par la paralysie qui l’entrave : « (lifts a palsied left arm and gurgles) Grahute! », ibid., p. 350.’ ‘A cette entrave s’ajoute la chaîne des mains des enfants qui l’agrippent :  « A chain of children’s hands imprisons him. » (ibidem ; les italiques ainsi que l’astérisque sont de l’auteur)’
516.
‘ Hugh se souvient d’un ami anglais pendant la guerre civile espagnole : « ‘ [...] He had a taste for Vin Rosé d’Anjou. He also had a dog named Harpo, back in London. You probably wouldn’t have expected a Communist to have a dog named Harpo — or would you?’ » ( UV, 145)’
517.
‘ J. Lacan, Les Quatre Concepts Fondamentaux, op. cit. p. 69.’
518.
‘ Tzvetan Todorov, « Connaissance du vide » in Figures du vide, Nouvelle Revue de Psychanalyse n°11, Paris, Gallimard, printemps 1975, p. 146. (Repris dans Les Genres du discours, Paris, Seuil, 1978.)’
519.
Ibidem. Todorov ajoute à cela que « la profession de Marlow — guider un bateau — n’est rien d’autre qu’une capacité d’interpréter les signes [...] ».’
520.
‘ Nous renvoyons à l’analyse des éclairs comme métaphore de l’écriture en première partie de ce travail. cf. chapitre I, première partie.’ ‘Lowry formule avec un pointe d’ironie le lien entre l’éclair et l’écriture dans Dark as the grave wherein my friend is laid où nous voyons Sigbjørn Wilderness et Primrose qui traversent un orage à bord de l’avion pour Los Angeles: “But the lightning, a good writer, did not repeat itself. The plane roared on.”, p. 31. Sigbjørn est alors en pleine phase de dévalorisation de ses talents d’écrivain, ce qui donne à cette remarque un certain tranchant. Autodérision dans un premier temps et ironie abrasive dirigée contre les critiques littéraires fermés aux innovations de la modernité dont une des caractéristiques est précisément la répétition.’
521.
‘ Dictionnaire Robert.’