7. Musique, rythme et « lalangue 

Nous avons fait quelques écarts vers le tissu intertextuel de Under the Volcano, et dans ce va-et-vient entre hypertexte et hypotexte, nous avons tenté de prêter l’oreille à la musicalité des signifiants qui s’en dégagent. Nous constatons que la locomotive de Nostromo pousse un cri hystérique  : « the breathless, hysterically prolonged scream of warlike triumph. » (N, 166) qui se transforme en vision spectrale « a fleeting vision, the shrieking ghost of a railway engine » (N, 166), que le vapeur de Marlow pousse un sifflement très voisin « screech after screech »(HOD, 82) celui-ci arrêtant net les cris de guerre des indigènes : « The tumult of angry and warlike warlike yells was checked instantly » (82). Le sifflement fait alors place à un hurlement désespéré : « a tremulous and prolonged wail of mournful fear and utter despair » (82). Puis vient le silence dans lequel s’entend alors le battement de la pulsion : « — then silence, in which the languid beat of the stern-wheel came plainly to my ears. » (82). On entend alors le rythme trochal de la pulsion, où, aux accents forts succèdent les accents faibles vers la fin du récit africain :

‘[...] and two thousand eyes followed the evolutions of the splashing, thumping, fierce river-demon beating the water with its terrible tail and breathing black smoke into the air. (108)’

Nous voyons alors une sorte de monstre protéiforme, mi-crocodile, mi-dragon522, aussi indescriptible que le coeur des ténèbres, fouetter l’eau du fleuve de sa queue. Georges Didi-Huberman fait remarquer l’ambiguïté du dragon tant sur le plan de la représentation plastique que lexicale, ce qui en fait « une virtuelle forme de l’indescriptible »523. Si nous poursuivons cette interprétation, nous voyons alors Marlow comme un épigone de Saint Georges livrant bataille pour la conquête d’un lieu524, le coeur des ténèbres, le coeur de l’homme, ou plus précisément, et c’est ce qu’a découvert Kurtz à ses dépens, l’horreur monstrueuse tapie au coeur de l’humanité. Comme Saint Georges, Marlow se bat contre quelque chose qui toujours aura le dessus, dans la mesure où cette chose est indescriptible, indicible et insaisissable.

Quant au train du désir de Lowry, celui-ci nous emmène plus loin encore, dans la musicalité et le rythme de lalangue, là où Joyce rêve d’un langage universel faisant voir le rythme structurel du langage, qui a lui aussi à voir avec lalangue :

‘So that gesture, not music not odour, would be a universal language, the gift of tongues rendering visible not the lay sense but the first entelechy, the structural rhythm525.’

Cette référence au trait d’esprit, à travers l’équivoque du signifiant « gesture » nous renvoie une fois de plus au bouffon, à l’arlequin dont les gesticulations relèvent à la fois de la gestuelle et de la parole, comme si le trait d’esprit était la parole du corps. Nous pourrions finalement interpréter le personnage de l’Arlequin comme une figuration de lalangue puisqu’il est universel et est fait d’un assemblage de pièces d’étoffe, autant de lambeaux, de morceaux de langage qui selon leur agencement, à la manière d’un kaléidoscope, vont produire des réseaux de signification, et de phonèmes, véritables arcanes des textes littéraires. Conrad voyait la création littéraire comme un sauvetage de fragments épars au service de la vérité :

‘My task which I am trying to achieve is, by the power of the written word to make you hear, to make you feel — it is, before all, to make you see. [...] The task approached in tenderness and faith is to hold up unquestioningly, without choice and without fear, the rescued fragment before all eyes in the light of a sincere mood. It is to show its vibration, its colour, its form ; and through its movement its form, and its colour, reveal the substance of its truth — disclose its inspiring secret526.’

N’oublions pas à ce sujet, que Lowry, fils de sauveteur, considérait que la culture était intimement liée au sentiment de péril du naufrage. La culture est comme une nage (« a swimming stroke »527) dit-il, empruntant la métaphore à Ortega Y Gasset. Ceci explique peut-être les piscines qui parsèment la diégèse d’Under the Volcano. Celles-ci seraient alors à considérer comme des débris de l’Océan que doit traverser le nageur en péril. C’est peut-être aussi un monde en perdition, à en juger par l’état de délabrement de la piscine du Consul. Faute d’amour, le Consul se viderait de sa mer intérieure tout en se remplissant du feu liquide du Mescal qui le mène doucement, mais sûrement à la mère/mort, au « womb/tomb », emblématisé par le « the mighty mountain Himavat » qui laisse entendre une variation phonique du signifiant maternel « mavat », condensée avec le « Him » phallique528. Nous retrouvons ce condensé sous forme topologique avec le volcan (« old Popo »), figure paternelle sous laquelle se perd la barranca, la faille, ligne de fuite inéluctable.

Freud, toujours à propos du « sentiment océanique » que nous avons évoqué précédemment dans ce travail, met en garde contre la tentation du plongeur mystique qui, à force de sonder les forces du mal, risque de ne plus remonter comme le suggère le poème de Schiller qu’il cite :

‘Qu’il se réjouisse,
Celui qui respire en haut dans la lumière rose !
Car en-dessous, c’est l’épouvante,
Et l’homme ne doit pas tenter les dieux
Ni jamais, au grand jamais, désirer voir
Ce qu’ils daignent couvrir de nuit et de terreur529.’

Dans ce poème, nous entendons aussi une mise en garde contre le risque pour celui qui cherche à savoir et donc à voir la Chose immonde qu’est le Réel, de se faire happer dans l’abysse du désir de l’Autre. C’est de cette position liminaire et périlleuse que le créateur, le « poèthe », pourra rendre supportable le Réel en nous le donnant à voir sous un voile, une brume ou encore un « rideau de pluie qui voile la vision »530. En tentant de dire l’indicible horreur de la Chose, le poète devient poèthe, au risque à la fois mortel et vivifiant (« only drowning men’s words are worth anything ») de basculer dans la mort ou la folie.

Le risque est énorme. L’acte créatif réussi se transmue alors en une « fête » de résonances :

‘[...] le langage est un immense halo d’implications, d’effets, de retentissements, de tours, de retours, de redans; (...) les mots ne sont plus conçus illusoirement comme de simples instruments, ils sont lancés comme des projections, des explosions, des vibrations, des machineries, des saveurs : l’écriture fait du savoir une fête.531

Or, une des caractéristiques de la fête n’est-elle pas de plonger dans le tournoiement des sensations, des émotions ? Le langage donne à sentir, à entendre et à voir dans un déchaînement des signifiants qui une fois libérés des entraves formelles qui tiennent et le texte et le lecteur, peuvent se mettre à résonner à l’infini, car la lecture et l’interprétation sont infinies.

Sur quelques pages de Under the Volcano qui nous semblent être centrales à présent, Lowry nous convie à cette célébration de la jouissance du langage aux confins de sombres caves, greniers et arrière-boutiques de prêteurs sur gages où reposent livres et instruments à corde prêts à s’éveiller, à entrer en vibration, mais, eux aussi, directement menacés par le silence et la solitude, par les cordes qui cassent :

‘[...] his numerous instruments [il s’agit des instruments de Hugh] declined with his books in basements or attics in London or Paris, in Wardour Street night-clubs or behind the bar of the Marquis of Granby or the old Astoria in Greek Street, long since become a convent and his bill unpaid there, in pawnshops in Titherbarn Street or the Tottenham Court Road, where he imagined them as waiting for a time with all their sounds and echoes for his heavy step, and then, little by little, as they gathered dust, and each successive string broke, giving up hope, each string a hawser to the fading memory of their friend, snapping off, the highest pitched string always first, snapping with sharp gun-like reports, or curious agonized whines, or provocative nocturnal meows, like a nightmare in the soul of George Frederic Watts532, till there was nothing but the blank untumultuous face of the songless lyre itself, soundless cave for spiders and steamflies, and delicate fretted neck, just as each breaking string had severed Hugh pang by pang from his youth, while the past remained, a tortured shape, dark and palpable and accusing. Or the guitars would have been stolen many times by now, or resold, repawned — inherited by some other master perhaps, as if each were some great thought or doctrine. (UV 198-199 ; c’est nous qui soulignons) ’

Les instruments de musique attendent le pas familier de leur propriétaire, ils s’accumulent dans des lieux d’oubli533, en marge, à l’écart de la vie ; seul un souffle manque à les faire revivre, à les faire vibrer, tout comme les signifiants qui s’accumulent dans les deux longues phrases constituant ce passage, comme si le fil de la narration ne devait pas être rompu. Ou peut-être pourrions-nous y voir une filiation puisqu’il s’agit d’une histoire de famille tant en ce qui concerne les instruments, tous à cordes, que les protagonistes ; Hugh le demi-frère du Consul emprunte ici certains traits de Camel, nom de plume homophonique reprenant les initiales du jeune Clarence Malcolm Lowry, mêlant ainsi des éléments de fiction avec des éléments autobiographiques. Ce dernier aspect nous semble important dans la mesure où il met en évidence le lien intrinsèque entre l’oeuvre d’art et son créateur tout en stipulant la vanité d’une analyse psychobiographique, celle-ci ne tenant pas ou peu compte de l’alchimie du processus d’écriture.

Notes
522.
‘ Lowry évoque le Léviathan dans Dark as the Grave... : « [...] the Leviathan that lies in wait, the crocodile-whale-dragon », p. 63.’
523.
‘ « Même flou, même protéiforme, même ambigu, l’aspect du dragon relève d’un travail formel, fût-ce dans le déplacement réglé de tous les repères d’identification zoologique. Le mot “dragon” — drakôn en grec, draco en latin — traduit déjà six mots différents de la Bible hébraïque, qui désignent serpents, crocodiles, “ bêtes hurlantes”, “bêtes du désert”, etc. Sa protéiformité est donc aussi une affaire de mots, l’affaire des mots qui se condensent ou au contraire se multiplient pour le désigner sans jamais le décrire tout à fait — pour en faire une virtuelle forme de l’indescriptible —, et qui en se condensant ou en se multipliant lui accordent cette qualité d’animal virtuel ou d’animal qui fait toute son étrangeté, tout son pouvoir inquiétant : ainsi les auteurs latins ne cessent-ils d’hésiter, pour parler de lui, entre les mots draco, serpens, anguis, mais aussi bestia, belva, coluber. » ( Georges Didi-Huberman, Riccardo Garbetta, Manuela Morgaine, Saint Georges et le Dragon, Société nouvelle Adam Biro, 1994, p. 90)’
524.
‘ Les termes qu’emploie G. Didi-Huberman donnent un nouvel éclairage à cette scène qui peut se lire comme une victoire, relative et bien incertaine, de Marlow sur le coeur des ténèbres : « La légende, sur ce point, est fort claire : il s’agit de la conquête d’un lieu d’humanité sur un territoire jusque-là dominé par l’animal féroce ; il s’agit, corrélativement, de la conquête d’un lieu de chrétienté sur un “royaume” jusque-là dominé par le paganisme. Le combat mettait en place une polarité de lieux antagonistes ; la victoire mettra en place une dialectique du passage, de l’échange et de la prise de possession locale. », ibid., p. 63. ’
525.
Ulysses, op. cit., p. 353.’
526.
‘ Joseph Conrad, Preface to The Nigger of the “Narcissus”, op. cit., p. xxvi. ’
527.
‘ “Life is, in itself, and forever, shipwreck. To be shipwrecked is not to drown. The poor human being, feeling himself sinking into the abyss, moves his arms to keep afloat. This movement of the arms which is his reaction against his own destruction, is culture — a swimming-stroke. When culture is no more than this, it fulfils its function and the human being rises over his own abyss.” (25 : 1, p. 90, cité par J. Paccaud-Huguet, « De la fonction à la fiction poétique. L’esthétique de Malcolm Lowry. », op. cit., p. 156)’
528.
‘ Nous renvoyons à l’analyse que fait J. Paccaud-Huguet dans l’article précédemment cité : « L’objet convoité du regard (“beheld [...] the mighty mountain Himavat”) n’est autre que le fascinus, dont la signification imaginaire est condensée dans les traits du syntagme “mighty mountain Himavat” : sémantiquement, “mighty” et “Him-” connotent un objet phallique ; si l’on se met à l’écoute de la variable phonétique, l’allitération en /m/ et “mavat’, quasi homophone de “mother”, tendent vers l’objet maternel : ce que le sujet cherche à voir n’est autre que le phallus maternel [...] », ibid., p. 169.’
529.
‘ Schiller, Der Taucher (Le Plongeur), ballade de 1797, v. 91-96, cité par S. Freud in Malaise dans la Culture, op.cit., p. 15 ; c’est nous qui soulignons.’
530.
‘ J. Paccaud-Huguet, « De la fonction à la fiction poétique. L’esthétique de Malcolm Lowry. », op. cit., p. 169.’
531.
‘ R. Barthes, Leçon, Paris, Seuil, 1978, p. 20. ’
532.
‘ La dimension fantasmatique de ce passage est signalée par la référence au tableau inquiétant et étrange de G. F. Watts, The Nightmare.’
533.
‘ Les caves et greniers sont des lieux fortement connotés dans l’imaginaire collectif, en témoigne leur récurrence systématique dans les films d’horreur qui font remonter les fantasmes et les pulsions primaires tapis dans les caves/cavernes, tandis que les greniers libèrent les souvenirs entassés pêle-mêle dans l’inconscient personnel, familial et collectif.’