8. Le trésor du créateur : un héritage de ruines

Le motif de filiation et de transmission, avec transformation peut-être, est repris à la fin de ce passage lorsque Hugh évoque les aléas de ces objets très personnels, toujours manquants, moteurs du désir, de la quête de jouissance de l’artiste qui crée à partir de restes, de ruines, de déchets laissés par d’autres. Cet amas chancelant, ce champ/chant de ruines gouvernées par la nécessité de la séparation et de la coupure signifiante résonneront à nouveau sous la plume d’autres maîtres534, repris, refaçonnés, voire transcendés et sublimés par de dignes héritiers prêts à faire entendre les cordes qui cassent, et à se crucifier sur le mât du langage. N’est-ce pas là une partie de l’essence même de l’écriture de Lowry souvent accusé, à tort, de plagiat535 ?

En effet, Under the Volcano n’est-il pas un héritage colossal qu’aurait fait Lowry ? C’est en tout cas ce que nous évoque le fragment cité plus haut « inherited by some other master perhaps ». Celui-ci prend une résonance particulière lorsque nous lisons quelques pages plus loin « Oh, to be a Conrad » (UV, 203). Hugh fait là allusion à son désir de partir en mer, élément commun aux biographies de Conrad et Lowry. Le premier roman, publié, de Lowry est d’ailleurs Ultramarine, directement inspiré de son expérience initiatique de mousse à bord d’un cargo en partance pour l’Extrême Orient536, ce qui n’est pas sans rapport avec l’auteur de Heart of Darkness, et ceci d’autant que son roman préféré de Conrad était Typhoon. Le texte de Lowry fait resurgir des ressemblances, des coïncidences frappantes, par quelques touches et retouches qui font et défont les liens :

‘Hugh, far from aspiring to be a Conrad, as the papers suggested, had not then read a word of him. But he was vaguely aware Conrad hinted somewhere that in certain seasons typhoons were to be expected along the China coast. (UV, 206) ’

Après avoir répété les allusions à Conrad, Lowry sème une fois de plus le doute dans l’esprit du lecteur qui croyait avoir trouvé là un point de repère fiable. Par cette dénégation dont Lowry était coutumier, Lowry affirme sa résistance à tout discours totalisant et finalisant sur son écriture537. De la même façon, et nous voyons se dessiner la cohérence de Lowry, il refusait tout discours totalitaire ainsi que les solutions finales subséquentes, ce qui apparaît clairement à travers l’usage qu’il fait de l’oxymore, figure de style associant des contraires sans toutefois être incohérent538. L’écrivain est et n’est pas les maîtres dont il se réclame ou non. Il est une sorte de caisse de résonance baroque des bribes laissées par ses prédécesseurs, bribes que l’artiste fait siennes pour les accommoder et les transmettre.

Notes
534.
‘ “Or the guitars would have been stolen many times by now, or resold, repawned — inherited by some other master perhaps, as if each were some great thought or doctrine.” (UV, 199)’
535.
‘ Sherrill E. Grace a relevé une formule très parlante pour désigner cet aspect de l’écriture de Lowry : « This resonant alusiveness that strains to leave nothing out, to relate everything to everything else, is what Canadian poet Sharon Thesen calls Lowry’s ‘confabulations.’ » (CLML 1, p. xxiii. Voir aussi Sharon Thesen, Confabulations: Poems for Malcolm Lowry, Lantzville, British Columbia, Oolichan Books, 1984)’
536.
‘ Margerie Lowry évoque ce premier voyage en mer de Lowry, en 1927, voyage initiatique s’il en est puisqu’il a lieu à sa sortie de Leys Public school, avant d’entrer à Cambridge : « When he returned from this voyage, which had taken him through the Suez Canal to Shangai, Hong Kong, Yokohama, Singapore and Vladivostock, he went up to St Catherine’s College, Cambridge, in the fall of 1929. » (Préface à , p. 7)’
537.
‘ Sherrill E. Grace développe la même idée sur le plan formel, ainsi elle remarque en s’appuyant plus particulièrement sur une lettre à Conrad Aiken datée de 1938 : « As long as there was more to say or more empty space to say it in, another link or connection to trace out, he kept working at the text, at the page, holding open the gesture of communication while at the same time rendering it virtually indecipherable. This page demonstrates what is true of so many of Lowry’s letters and of all his fiction: he resisted closure, finalization, ending. », op. cit., p. xxv.’
538.
‘ Voir l’article de G. Genette sur le Baroque : « Le monde ainsi biseauté devient à la fois vertigineux et maniable, puisque l’homme y trouve dans son vertige même un principe de cohérence. Diviser (partager) pour unir, c’est la formule de l’ordre baroque. N’est-ce pas celle du langage même ? » (Figures 1, op. cit., p. 37)’