Chapitre II
Le prix à payer : séparation et renonciation des semblants

Cette résistance au discours du maître, à la doxa ou encore à la Loi et donc au père, est la condition pour qu’advienne l’oeuvre d’art, pour que le sujet puisse créer, se créer, en l’occurrence s’écrire, s’écrier et se crier sur la page blanche à partir des voix qui fusent, des cordes qui cassent, de ce « chaos sans mélodie » qui fait le terreau de l’oeuvre d’art :

‘[...] each successive string broke, giving up hope, each string a hawser to the fading memory of their friend, snapping off, the highest pitched string always first, snapping with sharp gun-like reports, [...] (UV, 199)’

La coupure et le lien sont essentiels, c’est ce qu’expose André Green à propos des paradoxes de l’oeuvre :

‘L’oeuvre est création, c’est-à-dire produit nouveau, original. Plongeant aux sources de l’origine, l’originaire donne naissance à l’original. Il n’est point d’artiste, si forte que soit son appartenance à une filiation où il a élu des maîtres qu’il reconnaît comme pères, qui ne soit désireux de rompre cette filiation par son oeuvre afin de se situer lui-même comme point d’origine d’une nouvelle période historique. Ainsi tout créateur rêve-t-il d’être un mutant. [...] La construction de l’oeuvre ne s’accomplit pourtant que grâce à un inlassable travail de Sisyphe, élaboration ou perlaboration d’un éternel retour sur les traces de l’objet perdu. [...] l’émergence, s’effectue par un retour aussi complet que possible, et grâce à la répétition, vers l’originaire ou le fantasme des origines539.’

C’est là un motif central de Nostromo qui ne cesse de dire la nécessité de la coupure, de la séparation de l’objet afin que le sujet et l’oeuvre d’art puissent advenir.

Les cordes cassent, les coups de feu retentissent dans Nostromo, Heart of Darkness et Under the Volcano. Les protagonistes meurent dans le silence, la solitude et l’anonymat, sans écho, incapables de se détacher de l’objet pour s’attacher à son rayonnement, et aux vibrations qui en émanent540. Ces derniers laissent derrière eux une trace/reste/ruine ; une tache de sang, un nom qui n’en est pas un, et un crachat, un rapport, un paraphe énigmatique, un paquet de lettres, un roman inachevé. Or les trois romans se nourrissent de réminiscences qui surgissent comme des ombres du passé, silhouettes torturées et distordues qui ne sont pas sans rappeler Hirsch ou encore Hugh :

‘[...] just as each breaking string had severed Hugh pang by pang from his youth, while the past remained, a tortured shape, dark and palpable and accusing. (UV, 199)’

Par ricochet nous en arrivons à Heart of Darkness au centre duquel retentit un autre coup de feu décisif tiré par le barreur :  « [...] the report of a rifle just at my back deafened me »541. Ces dernières remarques démontrent les affinités électives entre ces trois textes qui tournent et tournoient autour d’un centre vide, et ce faisant, tissent un réseau de signifiants, véhicule d’un savoir archaïque, d’une lalangue universelle, hors limites, qu’il nous a semblé retrouver dans les propos de Gilles Deleuze :

‘Ces visions, ces auditions ne sont pas une affaire privée, mais forment les figures d’une Histoire et d’une géographie sans cesse réinventées. C’est le délire qui les invente, comme processus entraînant les mots d’un bout à l’autre de l’univers. Ce sont des événements à la frontière du langage. Mais quand le délire retombe à l’état clinique, les mots ne débouchent plus sur rien, on n’entend ni ne voit plus rien à travers eux, sauf une nuit qui a perdu son histoire, ses couleurs et ses chants. La littérature est une santé.542
Notes
539.
‘ André Green, La Déliaison, Paris, Les Belles Lettres, 1992, p. 317.’
540.
‘ J. Paccaud-Huguet conclut à propos des cordes qui cassent dans Nostromo : « What Conrad dramatizes with admirable insight, is that there is no mastery either of name (Nostromo) or of discourse (Decoud) — there is no control of the vibrations of the silver cord of language, either by a belief in the sheer adequation of word to thing, or by irony. The silver cord, however speaks, but only in vibrations, in changing values — in fragmentary signifieds, not absolute meanings. This last feature is not irrelevant to the ethics and politics of language and narration in Nostromo. [...] Nostromo must then be construed as Conrad’s own attempt at erecting a barrier of language against the impending threat of silence, knowing however that behind the word, there is nothing but the void. » (« The silver Cord of language in Nostromo », CerCles, actes du colloque C.É.L.L.C.L.A—S.É.A.C., Rouen 12 décembre 1992, numéro spécial janvier 1993, p.  94)’
541.
HOD, 81.’
542.
‘ G. Deleuze, Critique et Clinique, op. cit., p. 9.’