1. Lire et délire.

Le délire, ou plutôt le « dé-lire », car il s’agit probablement davantage de déliaison dans l’acte de lecture que de délire insensé, est-ce là le travail du critique ? Celui-ci ne doit-il pas déjouer les pièges de la lecture, résister à la tentation de suivre le fil d’Ariane pour plonger au coeur de l’écheveau, et tenter de défaire le noeud gordien qui fait que tout cela tient543? Au lecteur désireux de délier les textes littéraires, de prendre le risque de l’interprétation pour tenter de s’approcher du « noyau de vérités »544 enkysté dans le tissu narratif et mis à jour par le délire. André Green met bien en évidence le lien qui se tisse entre le psychanalyste et le délire de son patient, un lien très proche de celui qui relie le critique au texte de l’écrivain :

‘Le délire comme le texte construisent, mais, il faut le dire, dans la méconnaissance de ce qu’ils construisent. [...] A l’écrivain est assignée la tâche de « donner à voir ». En fait en même temps qu’il montre, il cache pour montrer autre chose que l’écriture. [...] Le critique psychanalyste, à son tour, propose à la vue sa construction. Mais ce que l’écrivain a produit est un objet de fascination captatrice qui éblouit et aveugle à la fois, lorsque l’efficacité du texte joue à plein. [...] L’éclairage fourni par l’interprétation illumine le texte d’une lumière trop crue, elle le dépouille du halo de sa lecture originelle. On en veut au psychanalyste d’avoir touché à la sainte pénombre du texte, propice à la naissance des fantasmes qui accompagnaient la lecture.545

Le critique littéraire n’étant pas investi de la même autorité par ses lecteurs qui sont ou devraient être par essence critiques et donc capables de mettre à distance et de questionner son analyse, il ne s’expose probablement pas à la rancoeur de ses lecteurs, ceci d’autant moins que le discours critique ne se veut pas totalisant et unique mais plutôt pluriel avec certes des inclinations plus ou moins marquées. Le risque interprétatif se situe plutôt du côté du texte, créé par la déliaison du critique. Aussi à nos yeux, ne peut-il y avoir de rancoeur à l’encontre du critique que s’il présente un texte forclos ne laissant pas son lecteur, lui aussi désireux de pouvoir à son tour délirer et délier les textes, entrer dans la danse et « chanter ». Pour cela, portes et fenêtres doivent rester ouvertes pour que le texte littéraire puisse résonner et engendrer d’autres textes, d’autres rencontres. Ces rencontres, Lowry les évoque avec ces instruments à corde et ces livres qui changent de propriétaires, tombent dans l’oubli, qui sont volés, gagés :

‘Or the guitars would have been stolen many times by now, or resold, repawned — inherited by some other master perhaps, as if each were some great thought or doctrine. (UV, 200)’

Nous avons là une métaphore du devenir incertain des oeuvres d’art une fois séparées de leur créateur. L’artiste doit accepter la séparation de son objet en passe de devenir chef d’oeuvre et, en prenant ce risque, il accepte la perte de l’objet tout comme la mère qui en donnant naissance à son enfant doit dans le même temps accepter l’éventualité de sa perte. En acceptant cela, l’artiste et la mère lâchent prise sur l’objet de leur désir, ils renoncent à la maîtrise, à la jouissance phallique et peuvent alors advenir comme sujets et peut-être faire sublimation. C’est ce don que doit faire l’artiste, qu’il soit peintre, poète ou écrivain, tout en sachant que ce don en recevra un autre en retour de la part du lecteur désireux d’accéder à la vérité poétique, dont lalangue est la clé en ce qu’elle propose un « entre-prêt546», non une interprétation547. Lowry, dans une lettre à son maître et père spirituel Conrad Aiken, parle de son ukulele et des sons étranges qu’il produit ; nous y voyons à présent une métaphore de l’art et de sa lecture comme entre-prêt :

‘If a uke why not a guitar or a harp or a viol made out of a woman’s breastbone or even the heritage poets leave behind for later singers548? ’

Etrangement nous voyons réapparaître l’os archaïque, « a woman’s breastbone », celui-ci faisant ironiquement et par déplacement, référence à la côte d’Adam dont serait née Eve, et aussi au fait que chacun d’entre nous, lors de son bref passage sur terre, laisse un héritage derrière lui. Il y a toujours une trace, ne serait-ce qu’une trace de sang, une énigme dont émaneront le halo lumineux, les échos, les voix qui nous parlent. L’art devient un don que l’artiste doit faire pour honorer la dette symbolique tout en faisant un reste.

Notes
543.
‘ « L’analyste, à partir des traces qui demeurent offertes à son regard-écoute, ne lit pas le texte, il le délie. Il brise la secondarité pour retrouver, en deçà des processus de liaison, la déliaison que la liaison a recouverte. L’interprétation psychanalytique sort le texte de son sillon (délirer = mettre hors du sillon). L’analyste délie le texte et le “délire”. D’où les protestations des critiques traditionalistes qui rejoignent celle de l’analysant de fraîche date : “Vous délirez !” » ( A. Green, op. cit., p. 20) ’
544.
‘ A. Green distingue plusieurs composantes de ce noyau : vérité du désir, vérité du fantasme, vérité de l’illusion, vérité historique. Ibid., p. 21.’
545.
Ibid., p. 22-23.’
546.
‘ « L’interprétation doit être preste pour satisfaire à l’entreprêt. » (J. Lacan, Télévision, p. 72, cité par Michèle Rivoire in « Limites et croisements entre l’interprétation psychanalytique et l’interprétation littéraire », op. cit.)
547.
‘ Michèle Rivoire ajoute que « [...] pour ce qui est de transmettre quelque chose de la jouissance, le poète interpelle le lecteur depuis lalangue visant impossiblement le réel de lalangue dans l’Autre du langage. Cela implique que le lecteur consente à céder (donner et abandonner) de sa propre jouissance pour se prêter au jeu de la vérité poétique, laquelle est soeur de la Fortune et porte elle aussi un bandeau sur les yeux, ce qui lui importe n’étant pas de l’ordre de la représentation. Les mots “eyes”, “breath” et “life” sont des métonymes convaincants de ce que Lacan appelle objet et de jouissance à céder au bénéfice du poème : on lit donc un texte depuis ce reste ou ce surplus, que Lacan nomme objet (a), tel est le b-a ba de la lecture comme entre-prêt nous disent en leur propre langue Shakespeare et Lacan. », ibid.
548.
CLML 1, p. 367, Dollarton, 11 Dec 1940.’