2. Le don de l’artiste

André Green remarque à ce sujet la mort souvent mystérieuse des artistes qui selon lui « paient du prix de leur vie ce pillage des sépulcres de l’inconscient pour nourrir la création. »549. Plus loin il cite Proust en réponse à une métaphore de Victor Hugo qui rappelle étrangement une occurrence que nous avons déjà signalée dans Heart of Darkness, celle de l’herbe qui pousse entre les côtes de Fresleven, le prédécesseur de Marlow :

‘Afterwards nobody seemed to trouble much about Fresleven’s remains, till I got out and stepped into his shoes. I couldn’t let it rest, though; but when an opportunity offered at last to meet my predecessor, the grass growing through his ribs was tall enough to hide his bones. (HOD, 34-35)’

Ce passage regorge d’allusions au reste (« remains », « rest », « shoes », « ribs », « bones »), et ce sont effectivement les ossements « bones » qui font résonner les pierres (« stones »550) du bâtiment de la Compagnie à Bruxelles, quelques lignes plus bas, sous les pas de Marlow :

‘A narrow and deserted street in deep shadow, high houses, innumerable windows with venetian blinds, a dead silence, grass sprouting between the stones, imposing carriage archways right and left, immense double doors standing ponderously ajar. I slipped through one of these cracks [...] (HOD, 35 ; c’est nous qui soulignons)’

Celui-ci s’introduit dans le bâtiment par une faille (« one of these cracks »), les fenêtres sont masquées par des stores vénitiens (« blinds »551) dont la polysémie est on ne peut plus significative de la volonté aveugle de ne pas voir les erreurs, les exactions et l’horreur perpétrées par le colonialisme. Les portes sont entr’ouvertes (« ajar »), elles ouvrent une brèche (« cracks ») dans laquelle Marlow se faufile, annonçant déjà sa volonté de frayer des zones obscures et dissonantes comme l’indique le signifiant « ajar » qui fait entendre ce quelque chose qui cloche. Notons que le Docteur Monygham est lui aussi marqué par la dissonance lorsqu’il se relève de sa chute dans l’escalier aux marches calcinées, les signifiants « jarred » et « charred » sonnent alors aux oreilles du lecteur, dans un étrange et inquiétant écho :

‘At the bottom of the charred stairs he had a fall [...] He was up in a moment, jarred, shaken, with a queer impression of the terrestrial globe having been flung at his head in the dark. (N, 385 ; c’est nous qui soulignons)’

Le motif de l’herbe qui repousse et recouvre les ossements jalonne littéralement l’espace diégétique de Heart of Darkness qui, ici devient tropologique en faisant voir les traces de l’homme sur le corps meurtri de la terre :

‘Paths, paths, everywhere; a stamped-in network of paths spreading over the empty land, through long grass, through burnt grass, through thickets, down and up chilly ravines, up and down stony hills ablaze with heat; and a solitude, a solitude, nobody, not a hut. [...] Now and then a carrier dead in harness, at rest in the long grass near the path, with an empty gourd and his long staff lying by his side. (HOD, 48)’

Topologie et tropologie, vie et mort, se mêlent comme dans un chant polyphonique, métaphore du tissu textuel, du travail de l’oeuvre d’art, et des signifiants qui recouvrent le noyau de vérité indicible, noyau vide à l’image de la gourde du porteur ou de Kurtz dont Marlow nous dit « he was hollow at the core »552. Il semble que la fiction mette en scène une stratégie d’évidement que nous pouvons opposer au remplissage. Vide et plein se côtoient comme, par exemple, dans ce passage où Decoud interrompt la rédaction de sa lettre à sa soeur :

‘After setting these words down in the pocket book which he was filling up for the benefit of his sister, Decoud lifted his head to listen. But there were no sounds, neither in the room nor in the house, except the drip of the water from the filter into the vast earthenware i under the wooden stand. And outside the house there was a great silence. (N, 218 ; c’est nous qui soulignons)’

Il semble que l’écriture soit intimement liée à ces deux stratégies. Ainsi, au vide de la page que Decoud recouvre pour laisser une trace, correspond le silence. Silence qui fait entendre les gouttes d’eau qui tombent dans la jarre, réceptacle de terre ancestral recueillant les bribes de Réel filtrées par l’écran de l’écriture.

Voici à présent ce que Proust « répond » à Victor Hugo :

‘Citant Victor Hugo qui disait : « Il faut que l’herbe pousse et que les enfants meurent » Proust ajoute : « Moi je dis que la loi cruelle de l’art est que les êtres meurent et que nous-mêmes mourions en épuisant toutes les souffrances pour que pousse l’herbe non de l’oubli mais de la vie éternelle, l’herbe drue des oeuvres fécondes sur laquelle les générations viendront faire gaîment, sans souci de ceux qui dorment en dessous, leur « déjeuner sur l’herbe ».’ ‘La métaphore n’est pas très neuve, mais n’est-ce pas parce qu’elle a valeur d’évidence pour le créateur qui doit payer le vol de la créativité maternelle du prix de sa vie553 ?’

Ces remarques viennent s’inscrire en divers endroits de notre travail où nous avons évoqué le sacrifice de l’enfant554, de l’homme et du créateur. Des sacrifices qui clament leur nécessité cruelle au travers des oeuvres de Conrad et Lowry. Il serait intéressant d’élargir la recherche à d’autres grandes oeuvres de la modernité telles que Ulysses où la chanson du Croppy Boy 555et l’enfant mort de Bloom et Molly reprennent ce motif. De la même façon, nous pouvons interpréter l’homosexualité de Francis Bacon, asthmatique et homosexuel tout comme Proust, comme ce sacrifice qu’il transmue dans sa peinture inlassablement sacrificielle.

Notes
549.
‘ A. Green cite alors l’exemple de Proust : « Est-il mort de son asthme ou de la Recherche ? En vain prenait-il toutes sortes de précautions pour ne pas aggraver sa maladie somatique. Contre le désir de connaître pour créer, il ne se protégeait guère. » (A. Green, op. cit., p. 325)’
550.
‘ Nous entendons à présent « bones » derrière « stones », ce qui nous ramène aussi au « whited sepulchre », figure biblique du leurre, des apparences, des semblants (cf. Mathieu, 23 : 27-8 : « I arrived in a city that always makes me think of a whited sepulchre. » (HOD, 35). (Voir aussi l’article de Catherine Delesalle, « Heart of Darkness and Under the Volcano : the “whited sepulchre” and the “churrigueresque cathedral” », in L’Epoque Conradienne, volume 26, Société Conradienne Française, Presses Universitaires de Limoges, 2001, actes du colloque « Conrad et Lowry : l’esth-étique de la fiction » à l’Université Lumière - Lyon II, 9-11 septembre 1999, p. 85)’
551.
‘ Le rideau déchiré en sergé rouge qui obstrue partiellement l’entrée de la case abandonnée par l’Arlequin semble avoir subi certaines altérations qui permettent de laisser filtrer des bribes de la Chose : « A torn curtain of red twill hung in the doorway of the hut, and flapped sadly in our faces. » (HOD, 71)’
552.
HOD, p. 97.’
553.
‘ Marcel Proust, A la Recherche du Temps Perdu, éditions La Pléiade, tome III, p. 1035 ; cité par A. Green, ibid., p. 331-332.’
554.
‘ « C’est l’enfant réel qui doit mourir pour nourrir les générations à venir. » (A. Green, ibid., p. 332)’
555.
‘ Cette ballade met en scène la mort de la mère créatrice et de la culpabilité du fils, ce qui rappelle aussi la mort de Teresa pour qui Nostromo, le fils adoptif, refuse d’aller chercher un prêtre. Dans les deux cas, le fils refuse le fardeau de culpabilité, Stephen en criant « nothung » (Ulysses, 475) et Nostromo en refusant de se plier à la dernière volonté de Teresa.’