3. Arches et signifiants vides : lieux de résonance, Arche du Rien 

Au motif des arches et à la douceur harmonieuse qui s’en dégage, s’oppose celui des locomotives dont nous avons déjà exploité certaines caractéristiques : notamment, elles penchent du côté du désir de maîtrise associé à la technique et au progrès. Or la machine, maîtrisée à force de technique et de force556 est suivie de wagons vides : « The empty cars rolled lightly on the single track » (N, 167 ; c’est nous qui soulignons). Ces derniers peuvent peut-être se lire comme des signifiants vides, ou encore évidés de semblants557 et donc ne nourrissant plus le lecteur de significations comme le signale l’absence de vibration : « there was no rumble of wheels, no tremor on the ground. »(N,167). Pareil aux wagons vides, la lyre de Hugh, le barde/poète/poèthe raté de Lowry, s’est tue (« the songless lyre »)558, tout comme la « caverne d’Ali-Baba » de Hugh ne résonne plus (« soundless cave »)559.

Contrairement à l’idée de Brian Mac Hale qui s’arrête au vidage des phrases par le lecteur560, il nous semble que le vidage effectué non par le lecteur mais par l’acte d’écriture lui-même et par l’énonciation, incite à entendre le creux, l’effet de voix situé au bord du rien. Le signifiant vide pour nous est une invitation à écouter la musique du silence et du non-dit, un peu comme les armes d’Espagne à moitié effacées par l’érosion de la pierre au sommet de l’arche, et prêtes à s’effacer devant le progrès qui lui, s’imposera inéluctablement (« impending progress », N, 167) : 

‘[...] a grey, heavily scrolled armorial shield of stone above the apex of the arch with the arms of Spain nearly smoothed out as if in readiness for some new device typical of the impending progress. (N, 167 ; c’est nous qui soulignons)’

Le signifiant vide, effacé ou invisible culmine à l’apex de l’arche et signale qu’il se passe quelque chose du côté du vide. Or c’est bien ce quelque chose, ou cette Chose qui fascine Decoud, la mort qu’il ira rejoindre au fond du Golfo Placido. Nous comprenons d’autant mieux l’ampleur de la fascination de Decoud pour les arches lorsque nous reprenons l’analyse de Martin Heidegger sur la mort en tant qu’Arche du Rien :

‘Mourir signifie : être capable de la mort en tant que la mort. Seul l’homme meurt. L’animal périt. La mort comme mort, il ne l’a ni devant lui, ni derrière lui. La mort est l’Arche du Rien, à savoir de ce qui, à tous égards, n’est jamais un simple étant, mais qui néanmoins, est, au point de constituer le secret de l’être lui-même. La mort en tant qu’Arche du Rien, abrite en elle l’être même de l’être (das Wesende des Seins). En tant qu’Arche du Rien, la mort est l’abri de l’être561. ’

Les signifiants vides deviennent à leur tour des arches qui fascinent le lecteur en quête de résonances nouvelles voire même d’inventions à partir des ruines du texte. Quant à Decoud, à la fois irrité et intrigué, il sort de son état contemplatif562 et prononce une phrase étrange, en français563, nous dit le texte : « ‘This sound puts a new edge on a very old truth.’ » (N,167). Puis il ajoute « ‘Yes, the noise outside the city wall is new, but the principle is old.’ » (167 ; c’est nous qui soulignons). Il semble bien que ce soit la variation « a new edge » qui fascine Decoud. Nous retrouvons là le motif de répétition et de variation de la structure avec ce petit quelque chose en plus qui se dit sur le versant muet des mots, ce petit-plus de jouir qui fait que l’on peut revenir indéfiniment à ces textes travaillés par le Réel de la Chose et habités par l’Autre du progrès dont le véhicule tout trouvé en ce début de siècle pour Conrad est le chemin de fer564. Rien d’étonnant à ce que celui-ci ouvre la brèche dans l’écran de verdure de la jungle africaine :

‘No change appeared on the face of the rock. They were building a railway. The cliff was not in the way or anything; but this objectless blasting was all the work going on. (HOD, 42). ’

La première vue du comptoir est tout à fait saisissante car elle a lieu au détour non pas d’une arche, mais d’un anagramme de l’arche en anglais : « ‘At last we opened a reach.’ » (HOD, 42 ; c’est nous qui soulignons). « reach » désigne une sorte d’enclave entre mer et eau douce, un bief, pour utiliser le terme exact, dont l’étymologie nous renvoie au canal, au fossé. Arche en creux, ou envers de l’arche où s’amoncellent les déchets et les ruines du progrès :

‘A rocky cliff appeared, mounds of turned-up earth by the shore, houses on a hill, others with iron roofs, amongst a waste of excavations, or hanging to the declivity. A continuous noise of the rapids above hovered over this scene of inhabited desolation. (HOD, 42 ; c’est nous qui soulignons) ’

Cette vision ironique et décapante de ce wasteland habité (« inhabited desolation »), emblème du progrès amené par l’homme blanc, se fait sous un soleil aveuglant : « A blinding sunlight drowned all this at times in a recrudescence of glare. » (42). La première « rencontre » que fait Marlow est la carcasse d’une chaudière égarée dans l’herbe (« a boiler wallowing in the grass ») suivie d’un wagon sous-dimensionné (« an undersized railway-truck ») abandonné, les quatre fers en l’air : « lying there on its back with its wheels in the air ». La bête est en bien mauvaise posture dans ce paysage de wasteland africain où la tentative de maîtrise de l’Autre africain par l’homme blanc se solde par une destruction monstrueuse, dont la première évocation oblique doit se lire entre les lignes, entre les mots, entre les phonèmes et les sonorités qui se mettent à piétiner, à bégayer en quelque sorte : « To the left a clump of trees made a shady spot, where dark things seemed to stir feebly. » (42 ; c’est nous qui soulignons). La quasi homophonie entre « things » et « seemed » relève à la fois du bégaiement de la langue et du cheveu sur la langue, et peut se lire comme un achoppement furtif de la langue où se murmure l’horreur de la Chose, le « chuchotement de la sauvagerie »565. Mais ni Marlow, ni le lecteur, ne sont prêts à voir ou entendre la Chose qui gît à l’ombre du bosquet de la mort ; ainsi, tout comme Marlow, le lecteur chasse cette vision dérangeante dans un clignement d’oeil qui ne suffit somme toute pas à évacuer la difficulté, voire le péril, puisque le sentier n’en est pas moins abrupt: « I blinked, the path was steep. » (42).

Notes
556.
‘ “a series of hard, battering shocks, mingled with the clanking of chain-couplings, made a tumult of blows and shaken fetters under the vault of the gate.” (N, 167)’
557.
‘ Ceux-ci, figurés par les wagons vides, mettent en question la jouissance phallique liée au progrès, et, de ce fait, pointent vers une jouissance « pas-toute », une jouissance Autre, du côté de la sublimation. ’
558.
UV, 199.’
559.
Ibidem.’
560.
‘ “The ambition to write ‘un livre sur rien’ (Culler) can be achieved only if readers can be cajoled into sucking the apparent content out of the sentences and leaving only that empty form which asks to be filled but makes one chary of actually filling it. [...] These sentences make suckers of their readers.” (B. MacHale, op. cit., p. 155)’
561.
‘ M. Heidegger, « La chose », in Essais et Conférences, Paris, Gallimard, 1958, p. 212 ; cité par Denis Vasse, op. cit., p. 213.’
562.
‘ “[...] in his corner [he] contemplated moodily the inner aspect of the gate.” (N, 167)’
563.
‘ Le Français est sa langue d’adoption puisqu’il est né au Costaguana : « Martin Decoud was seldom exposed to the Costaguana sun under which he was born. His people had been long settled in Paris » (N, 151) ’
564.
‘ D’autres auteurs, avant Conrad, comme E. Zola avec La Bête Humaine, ou après lui, comme D. H. Lawrence dans Women in Love, font de la locomotive une représentation de l’animalité de la Chose, et de l’Autre du progrès.’
565.
‘ D. Rabaté, op. cit., p. 12.’