5. Rencontres et renversements

Marlow n’a pas l’occasion d’éviter la rencontre avec la Chose lorsqu’il observe la station de Kurtz avec sa longue vue : il est bel et bien confronté à une vision d’horreur qui le dépasse quand les crânes fichés sur des pieux viennent à sa rencontre en lui sautant aux yeux. De la même façon, le docteur Monygham s’en revenant de la rencontre troublante avec le corps désarticulé de Hirsch, est victime d’une sorte de renversement ou d’inversion de la perception puisqu’au lieu de tomber dans l’escalier, c’est ce dernier qui vient à sa rencontre :

‘At the bottom of the charred stairs he had a fall, pitching forward on his face with a force that would have stunned a spirit less intent upon a task of love and devotion. He was up in a moment, jarred, shaken, with a queer impression of the terrestrial globe having been flung at his head in the dark. (N, 385)’

Comme par contamination, ce personnage pourtant terriblement sérieux et grave devient ridicule lorsqu’il dévale l’escalier dans un pantomime désarticulé rappelant le corps mis à mal de Hirsch :

‘He ran with headlong, tottering swiftness, his arms going like a windmill in his effort to keep his balance on his crippled feet. He lost his hat; the tails of his open gaberdine flew behind him. (N, 385)’

Il faut alors se souvenir que tous deux ont été torturés. L’un a survécu malgré lui tandis que l’autre a eu raison de son tortionnaire, si l’on adopte le point de vue de Monygham qui offre une autre interprétation de la mort de Hirsch : « What I want to know is how he induced some compassionate soul to shoot him. » (N, 360). Là encore, le docteur renverse les rôles en parlant avec ironie de la compassion du bourreau ou du moins nous fait-il entrevoir la mort comme une délivrance lorsque l’on a franchi la limite et que l’on s’est retrouvé face aux ténèbres. Riche de cette rencontre, bien que blessé dans sa chair, Monygham est capable d’atteindre la vérité en opérant le renversement propre au discours de l’Autre, celui-ci nous venant toujours, selon J. Lacan, sous une forme inversée.

Le Consul fait lui aussi une expérience renversante lorsqu’il se retrouve face contre terre dans la Calle Nicaragua, cette rue qui ironiquement laisse entendre le signifiant « agua » et saute à la figure du Consul déjà passablement imbibé :

‘But suddenly the Calle Nicaragua rose up to meet him. The Consul lay face downward on the deserted street. (UV, 122)’

L’ironie de situation se poursuit lorsque l’Anglais, qui a failli renverser le Consul, lui offre à boire tandis que le Consul associe ce dernier à une fontaine :

‘The English face, now turned up toward him, was rubicund, merry, kindly, but worried, above the English striped tie, mnemonic of a fountain in a great court. [...] He saw the fountain distinctly. Might a soul bathe there and be clean or slake its drought? (UV, 124)’

Le Consul ne se fait pas prier par son compatriote qui se cache derrière les semblants sociaux que représente la cravate de Trinity College, incidemment empruntée à son cousin. Être démasqué par cet étrange personnage qui, bien que désorienté, est encore capable d’identifier les collèges de Cambridge d’après les cravates, semble l’effrayer.

Quant au chauffeur de Marlow, il est lui aussi victime d’un renversement : « It looked as though after wrenching that thing from somebody ashore he had lost his balance in the effort. » (HOD, 81). Et ce à plus d’un titre, puisqu’il s’agrippe à la lance qui le transperce comme s’il l’avait reçue en cadeau :

‘[...] gripping the spear like something precious, with an air of being afraid I would try to take it away from him. (82).’

Cette blessure mortelle qu’il reçoit en retour peut s’interpréter comme un reste du discours de l’Autre566. Or c’est dans cette perspective de renversement que l’incident de la chaise de camp qui bascule dans la chute du chauffeur, prend une toute autre dimension. En effet, cet incident apparemment mineur introduit un premier renversement effectif dans la diégèse, immédiatement suivi d’un renversement sur le plan narratologique puisque la scène de la lance est décrite à l’envers :

‘It looked as though after wrenching that thing from somebody ashore he had lost his balance in the effort. (HOD, 81)’

De même, l’usage du verbe recevoir (« he received his hurt »)567 au sujet de la blessure est quelque peu surprenant. Le lecteur est une fois de plus délogé de sa position de maîtrise, le texte se met à jouer, et laisse alors passer quelque chose du discours de l’Autre.

Notes
566.
‘ « Dans le langage, notre message nous vient de l’Autre, sous une forme inversée. » (J. Lacan, Ecrits, op. cit., p. 9)’
567.
HOD, 88. ’