6. Shifters et tourniquet énonciatif

Nous verrons dans le passage qui suit comment Lowry joue avec les positions du sujet de l’énonciation, comment il fait tourner les places, faisant fi de toute vérité stable et définitive. Ainsi, au chapitre 12, le Consul désespéré aperçoit un policier faisant des travaux d’écriture sous une arcade :

‘Under the archway, in the entrance to the courtyard, a corporal was working at a table, on which stood an unlighted oil lamp. He was inscribing something in copperplate handwriting, the Consul knew. (UV, 380)’

Le policier est d’emblée situé du côté de la doxa, de la Loi dont témoigne l’exercice de calligraphie auquel il se livre, ce qui est d’autant plus significatif sous la plume de Lowry — connu pour avoir une calligraphie très personnelle et difficile à déchiffrer. Nous risquerons l’hypothèse selon laquelle le policier est une métaphore proleptique de la mort du Consul, réitérée par la lampe éteinte. Ce dernier réapparaît régulièrement, à différents stades de ses travaux d’écriture, comme s’il rappelait au Consul sa propre incapacité à finir son livre. Or, au moment où tout bascule, où le Consul s’enfonce dans le labyrinthe du bar après avoir jeté un dernier regard sur la place, nous voyons une dernière fois le policier, toujours attablé, occupé à écrire, mais la lampe allumée, cette fois-ci : « The corporal still toiled at his copperplate handwriting under the archway, only his lamp was alight. »568

Les arcades, pour leur part, donnent un cadre à la vision du Consul et du lecteur, et font l’objet d’un fléchage qui transforme l’édifice en une sorte d’amer569, lui aussi marqué par un oeil unique570 :

‘The building, which also included the prison, glowered at him with one eye, over an archway set in the forehead of its low facade : a clock pointing to six. (UV, 380 ; c’est nous qui soulignons)’

Ce qui semblait à première vue être un monastère en ruine (« a ruined monastery ») s’avère avoir été détourné de son usage premier, détournement dénoncé par la mention de l’oeil unique qui ne manque pas signaler le danger du désir totalisant et totalitaire. Ce danger est réaffirmé en filigrane par le terme « forehead » qui est lui aussi détourné de son usage premier pour être appliqué à l’architecture. Associé à l’image de l’oeil du cyclope que l’on imagine alors comme un trou au milieu du front, cet oeil aveugle fait du Consul une sorte d’Ulysse condamné à l’errance pour avoir aveuglé le cyclope. Ce dernier se trouve à son tour « sur la voie de tout ce qui est nocturne, obscur et sinistre »571. Le lecteur est donc doublement averti de l’exécution sommaire dont sera victime le Consul. Les arches s’interposent entre le quartier général de la police militaire et le Consul : elles font fonction alternativement de cadre et d’écran, de lucarne et de lorgnette que le Consul s’approprie, afin de donner libre cours à la pulsion scopique qui le caractérise :

On either side of the archway the barred windows in the Comisario de Policía de Seguridad looked down on a group of soldiers talking, their bugles slung over their shoulders with bright green lariats. Other soldiers, puttees flapping, stumbled at sentry duty. Under the archway, in the entrance to the courtyard, a corporal was working at a table, on which stood an unlighted oil lamp. He was inscribing something in copperplate handwriting, the Consul knew, for his rather unsteady course hither — not so unsteady however as in the square at Quauhnahuac earlier, but still disgraceful — had brought him almost on top of him. Through the archway, grouped round the courtyard beyond, the Consul could make out dungeons with wooden bars like pigpens. (UV, 380-81 ; c’est nous qui soulignons)’

Les arches font ici l’objet d’un fléchage que nous sommes tentés de lire comme les positions impossibles du sujet ; le Consul est aux prises avec le tourniquet de l’énonciation figuré ailleurs par la Grand-roue qui tourne au-dessus de Quauhnahuac. Toutes les positions sont envisagées « over », « on either side », « under », et finalement « through » qui laisse entr’apercevoir un homme gesticulant dans une cellule572 que le regard corrosif du Consul associe à une porcherie573 : « dungeons with wooden bars like pigpens »(381). Les gestes désarticulés, dépourvus de sens du prisonnier participent de la même logique que les « pigpens » où se dissimule le signifiant « pen », instrument qui nous renvoie à l’acte d’écriture. L’association avec « pig » nous renvoie quant à elle à la lettre comme déchet, que le corps du Consul ira rejoindre dans la barranca après avoir récupéré les lettres d’Yvonne restées derrière le bar du Farolito et surgissant de l’ombre  :

‘Diosdado suddenly slapped a fat package of envelopes fastened with elastic on the bar counter. ‘¿— es suyo?’ he asked directly. (UV, 383) ’

La question du barman fait directement écho à l’inscription énigmatique aperçue dans le jardin public. Il semblerait que le Consul soit alors sur le point de régler la dette symbolique tout en rechignant, louvoyant, pour éviter le moment fatidique où le chèque en blanc du désir doit être tiré.

Notes
568.
UV, 387.’
569.
‘ Mot d’origine scandinave. « Objet fixe et visible servant de point de repère sur une côte » (Dictionnaire Petit Robert).’
570.
‘ Nous faisons allusion à l’oeil de cyclope du banshee qui chevauche la locomotive du train du désir qu’attend le Consul.’
571.
‘ Voir à ce sujet, l’ouvrage de Jean-Pierre Vernant, op. cit., p. 125.’
572.
‘ “In one of them a man was gesticulating.” (UV, 381)’
573.
‘ L’allusion au cochon s’inscrit dans la logique de l’Odyssée, et annonce la scène d’amour qui a lieu peu après entre Maria/Circé/Yvonne et le Consul.’