7. La dette symbolique

Les pièces de monnaie que manipule le Consul, peuvent, en raison du réseau de signifiants que nous venons de mettre à jour, se lire comme la monnaie du désir de l’Autre. Cette interprétation s’appuie aussi en grande partie sur le fait que des pièces énigmatiques sont laissées sur le col de l’Indien mourant rencontré sur le bord de la route574. Ces mêmes pièces qui disparaissent au profit de celui qui exécutera le Consul et « liquidera » en quelque sorte sa dette.

Dans le passage qui nous préoccupe à présent, et qui précède la mort du Consul, ce dernier cherche à récupérer la monnaie que lui doit A Few Fleas : « A Few Fleas having returned, the Consul went to the bar for his change. » (UV, 381). La solution consiste à « boire » cette monnaie que lui doit l’Autre derrière le bar :

‘However he made a mental note to order for his next drink something costing more than the fifty centavos he had already laid down. In this way he saw himself gradually recovering his money. He argued absurdly with himself that it was necessary to remain for this alone. He knew there was another reason yet couldn’t place his finger on it. (381 ; c’est nous qui soulignons)’

Le Consul, non seulement boit le verre qu’il vient de se faire servir, et empoche la monnaie, renversant la situation. De créditeur, il devient débiteur, s’assurant ainsi qu’on ne le laissera pas partir :

‘He saw his change lying on the counter, the price of the mescal not deducted from it. He pocketed it all and came to the door again. Now the situation was reversed; the boy would have to keep an eye on him. (381)’

Le désespoir du Consul monte avec la certitude de ne jamais pouvoir honorer la dette. La spirale infernale se remet en route une dernière fois, faisant virevolter les créditeurs, amis, banquiers et autres acteurs de l’économie sordide du désir de jouissance pure :

‘For him life is always just around the corner, in the form of another drink at a new bar. Yet he really wants none of these things. Abandoned by his friends, as they by him, he knows that nothing but the crushing look of a creditor lives round the corner. Neither had he fortified himself sufficiently to borrow more money, nor obtain more credit; nor does he like the liquor next door anyway. (381-382)’

Les tintements des pièces qui sonnent et trébuchent se font entendre, posant alors la question essentielle du pourquoi de cette descente aux Enfers :

‘Why am I here, says the silence, what have I done, echoes the emptiness, why have I ruined myself in this wilful manner, chuckles the money in the till, why have I been brought so low, wheedles the thoroughfare, to which the only answer was — The square gave him no answer. (382)’

Aucune réponse ne lui parvient, si ce n’est peut-être, qu’il doit se taire, et ce faisant, renoncer au verbe, à la jouissance orale, à la pulsion pour observer une réserve de silence575 : sacrifice que doivent faire le poète, l’écrivain, et aussi le critique à jamais dépossédé des textes576, car il est lui aussi, condamné à errer entre les blancs, et les non-dits qui font énigme.

D’autre part, la cour des miracles qui petit à petit envahit l’espace diégétique donne au lecteur une leçon d’humilité lorsque le cul-de-jatte donne la pièce à l’unijambiste. Cette micro-scène réitère la nécessité de faire un don, un don qui serait un sacrifice :

‘Then this beggar with one leg leaned forward : he dropped a coin into the legless man’s outstretched hand. There were tears in the first beggar’s eyes. (UV, 382)’

Il ne s’agit pas d’un don qui flatte l’ego du donateur comme c’est le cas pour Nostromo qui s’achète une bonne conscience, et soigne sa réputation en donnant ici et là une pièce (« a quarter dollar »577) :

‘But, old or young, they like money, and will speak well of the man who gives it to them. He laughed a little. ‘Señor, you should have felt the clutch of her paw as I put the piece in her palm.’ He paused. ‘My last too,’ he added. (N, 220)’

C’est d’ailleurs en retournant au trésor qu’il mourra, dans la méprise de son identité tout comme le Consul qui est pris pour un espion antifasciste par la milice.

Le motif financier se poursuit lorsque le Consul va lire les lettres d’Yvonne dans une des petites pièces du labyrinthe derrière le bar : « He hadn’t remembered before they were framed in dull glass, like cashiers’ offices in a bank. » (UV, 384). Ces lettres qui lui sont données de façon impromptue, jetées sur le bar par Diosdado, peuvent, elles aussi, se lire comme un reste, ou encore comme la monnaie du désir de l’Autre qui lui revient, trop tard, des mains du bien nommé Diosdado (Dieudonné). Ces lettres contiennent tout ce qu’il sait déjà sans le savoir, mais il semble que le processus de la lecture libère le Consul, il peut enfin laisser libre cours à son amour pour Yvonne, mais aux côtés d’une autre qu’il prend délibérément pour Yvonne.

La lecture semble mettre en marche un processus de transformation similaire à la représentation par l’écriture ou toute forme d’art. Cette transformation cerne l’objet et en fait autre chose, dans un effet de surprise et de déplacement faisant voir autre chose, un ailleurs qui caractérise l’oeuvre d’art et la sublimation :

‘Bien sûr, les oeuvres de l’art imitent les objets qu’elles représentent, mais leur fin n’est justement pas de les représenter. En donnant l’imitation de l’objet, elles font de cet objet autre chose. Ainsi ne font-elles que feindre d’imiter. L’objet est instauré dans un certain rapport avec la Chose qui est fait à la fois pour cerner, pour présentifier, et pour absentifier.
Tout le monde le sait. Au moment où la peinture tourne une fois de plus sur elle-même, au moment où Cézanne fait des pommes, c’est bien évidemment qu’en faisant des pommes, il fait tout autre chose que d’imiter des pommes [...] Mais plus l’objet est présentifié en tant qu’imité, plus il nous ouvre cette dimension où l’illusion se brise et vise autre chose 578. ’

Il en est de même pour l’avertissement proféré par Diosdado alors qu’il fait claquer les lettres sur le bar : « ‘¿ — Es suyo ?’ »579. Cette semonce est d’autant plus inquiétante qu’elle est précédée de voix et de regards effrayés : (« fearful eyes and voices », UV 380), ainsi que du titre même du roman jeté dans un souffle, une respiration du texte signalée par un point d’exclamation : « Under the volcano ! ».

Nous sommes à un moment charnière du roman où tout est prêt à basculer, et où les souvenirs-écrans se bousculent dans un tourbillon infernal, version condensée de Under the Volcano :

‘He traced mentally the barranca’s circuitous abysmal path back through the country, through scattered mines, to his own garden, then saw himself standing again this morning with Yvonne outside the printer’s shop, gazing at the picture of that other rock, La Despedida, the glacial rock crumbling among the wedding invitations in the shop window, the spinning flywheel behind. How long ago, how strange, how sad, remote as the memory of first love, even of his mother’s death, it seemed ; like some poor sorrow, this time without effort, Yvonne left his mind again. (UV, 380 ; c’est nous qui soulignons)’

Ce passage nous donne les jalons essentiels du roman ; la Despedida, le présentoir/tourniquet de cartes postales580, version miniaturisée de la Grand-roue (« the Ferris wheel ») que nous interprétons comme une figure du tourniquet énonciatif. La barranca, faille qui traverse le sujet, le divise et l’attire en son sein maternel et mortifère581. Ce phénomène de condensation à la fin du roman précède la liquidation de la dette symbolique par le sacrifice du poète sur le mât du langage qui laissera derrière lui un roman, un morceau de lui-même qui ne cesse de s’écrire et de se crier dans toute l’écriture de Lowry. En témoigne un poème écrit en 1929 intitulé « Dark Path »582. Sorte de parcours du poète dont la place est là où « ça clignote »583, on peut y voir le parcours du Consul :

By no specific dart of gold,
No single singing have I found
This path. It travels, dark and cold,
Through dead volcanoes underground.
Here flicker yet the sulphurous
charred ends of fires long since I knew.
Long since, I think, and thinking thus,
Ignite, daemonically; anew.
Yet, burning, burning, burning Lord,
Know how this path must likewise come
Through multitudinous discord
The awful and the long way home584.

Il semble que ce poème contienne Under the Volcano « in a nut shell », comme si le roman était déjà en marche à partir du noyau obscur qui serait le prototype des fantasmes habillés par la fiction.

Notes
574.
‘ “Hugh caught a glimpse of a sum of money, four or five silver pesos and a handful of centavos, that had been placed neatly under the loose collar to the man’s blouse, which partly concealed it.” (UV, 286)’
575.

Lowry exprime la même intuition dans une lettre à sa première femme, Jan Gabrial : « [...] but what is a fellow to do when language itself, purple or otherwise, is an evasion & despair, & one feels oneself to be on the threshold of this — [...] even if silence is the only honesty; but writing to you brings me neare to you. » (CLML 1, p. 120)

576.
‘ J. Paccaud-Huguet développe cette idée à propos court roman de Henry James, The Aspern Papers : « an invitation for the reader to err, to turn in place, to flounder with delight on ambiguous signifiers, on spoils flourishing on the soil of lalangue. » (J. Paccaud-Huguet, « Of letters and spoils : toward a Lacanian æsth-ethics », Colloque international de Helsinki, août 200, à paraître)’
577.
N, 220.’
578.
‘ J. Lacan, L’Ethique..., op .cit., p. 169-170, c’est nous qui soulignons.’
579.
UV, 383.’
580.
‘ “the spinning flywheel” (UV, 380)’
581.
‘ “memory of first love, even of his mother’s death” (UV, 380)’
582.
‘ Ce poème est inclus dans une lettre à Conrad Aiken dans laquelle Lowry lui demande son avis sur son style : “Do you think I have any individual style of my own or am I unconsciously imitating someone’s work?”. Ce poème et les deux autres qui l’accompagnent doivent aider Aiken à savoir qui est Lowry : « I have included the poems which I thought would aid you in getting a better understanding of what type of person I am. » (CLML 1, p. 65) ’
583.
‘ B. Mac Hale définit ce phénomène comme un effet de clignement : « The reader is constantly being distracted from the level of the world to the level of words [...] the projected world [is] undermined, collapsing time and again, then reconstituting itself only to collapse once more; it flickers. » (Brian Mac Hale, Postmodernist Fiction, London, Methuen, 1987, p. 158 ; c’est nous qui soulignons)’
584.
CLML 1, p. 67 ; c’est nous qui soulignons.’