Ce jeu est d’autant plus frappant qu’il s’appuie sur l’urine, ruine du corps dont le signifiant « urine » est l’anagramme. Ruine qui nous renvoie au célèbre « a letter, a litter » de Joyce repris par Lacan, ainsi qu’aux très belles pages que Joyce a consacrées à la « musique de chambre » de Molly dans le chapitre, Sirens :
‘Chamber music. Could make a kind of pun on that. It is kind of music I often thought when she. Acoustics that is. Empty vessels make most noise. Because the acoustics, the resonance changes according as the weight of the water is equal to the law of falling water. Like those rhapsodies of Liszt’s, Hungarian, gipsyeyed. Pearls. Drops. Rain. Diddleiddle addleaddle ooddleooddle. Hiss. Now. Maybe now. Before588.’Les cacographies auxquelles se livre Joyce n’ont rien à envier à celles de Lowry dont l’écriture est elle aussi d’avantage tournée vers le symptôme que vers le fantasme. Ainsi, Lowry, tout comme Joyce amateur de musique, avait cette perception et conception de l’écriture comme une musique qui doit s’élever de la page, des caractères, des signifiants ainsi assemblés et des silences de l’oeuvre. A la suite de Murielle Gagnebin qui à propos du Laocoon se demande « Mais pourquoi dénature-t-on les choses ? », nous nous interrogerons sur les raisons de ce changement de jeu dans l’écriture de Joyce, Lowry et même Conrad. Voici l’hypothèse qu’avance Murielle Gagnebin à ce sujet :
‘Ne serait-ce pas que la figuration de l’insupportable, ici : le cri inouï, le cri muet, oblige à un moment ou à un autre, de changer le jeu ?589 ’La musique du corps de Molly, musique du flot indicible qui dit la déchirure du corps féminin, qui lui-même dit la blessure originaire de l’homme, ne peut effectivement se dire qu’autrement, en « changeant le jeu », ce qui est le propre des cacographies et cacophonies, onomatopées et toutes ces distorsions que Lowry n’hésite pas non plus à faire subir au langage ainsi qu’à son nom pour que s’élève la musique de lalangue.
Ainsi, Lowry invite son ami Gerald Noxon à venir à Vancouver, le voir dans sa cabane sur pilotis qu’il baptise « The Cabinet of Doctor Caliglowry »590. Lowry carnavalise son nom en un certain Dr Caliglowry faisant référence au terrifiant Docteur alchimiste Caligari, héros de l’un de ses films préférés : The Cabinet of Doctor Caligari 591. Le nom de Lowry ainsi déformé laisse partiellement entendre le signifiant « calligraphie » qui nous ramène à l’alchimie de l’écriture, celle qui permet de transformer, transmuer des chocs reçus lors de rencontres avec le Réel, en art592.
Hugh semble avoir infligé les mêmes distorsions à sa guitare en jouant comme d’une percussion et en la réglant comme un ukulele, changeant ainsi le jeu de l’instrument et du musicien, et de ce fait le son. La musique qui devient sienne prend alors une toute autre signification :
‘[...] like so much else about him [Hugh], his greatest hits having been made with a tenor guitar tuned as a ukelele and played virtually as a percussion instrument. [...] At all events, he thought, his guitar had probably been the least fake thing about him. (UV, 199 ; c’est nous qui soulignons)’Cette dernière phrase dénote l’importance de la guitare pour Hugh et fait écho à une remarque similaire qui précède l’ouverture de ce passage : « a guitar made a pretty important symbol in his life »593. Ce symbole est d’autant plus important qu’au milieu de ce chapitre 6, la guitare, instrument de séduction, est aussi associée au petit cercueil de l’enfant mort : « [...] an immense guitar, inside which an oddly familiar infant was hiding, curled up as in a womb594 [...] ». Un « womb/tomb » ambigu dont Joyce a lui aussi perçu l’équivoque ou dirons-nous, l’ombilic : « Oomb, allwombing tomb »595.