2. Jouissance phallique ou « pas de sens » 

Remarquons par ailleurs la composition du chapitre Sirens dont le début est une exposition des thèmes qui seront développés dans le second mouvement du chapitre. Le même rapport semble lier Dark Path et Under the Volcano. L’un exposant le noyau obscur qui donnera naissance au halo iridescent, au rayonnement de l’oeuvre dans sa forme pleine, elle-même faisant partie d’un ensemble plus vaste, The Voyage That Never Ends, que Lowry n’a pu concrétiser que partiellement596. Sirens se termine sur un autre reste sonore du corps, le célèbre pet de Bloom :

‘Let my epitaph be. Kraaaaaa. Written. I have.
Pprrpffrrppffff.
Done.597

Epitaphe qui n’est pas sans rappeler le paraphe de Kurtz : « Exterminate all the brutes! » qui, s’il est plus explicite en apparences puisqu’il est écrit dans une langue tout à fait intelligible et transparente, n’en est pas moins opaque et énigmatique que la « cacographie gazeuse » de Joyce. Les deux énoncés sont marqués par le ronflement inquiétant des [r] roulés annonçant la finalité véhiculée par des signifiants tels que « exterminate », « epitaph » et « done ». La dite finalité fait irrémédiablement résonner chez le lecteur moderne le souvenir de la Solution Finale dont Conrad avait pu avoir un avant-goût au vu des exactions de l’occupant russe en Pologne durant son enfance et par la suite.

Il n’est pas question de comparer les goulags aux camps de concentration, mais plutôt de s’interroger sur la capacité intrinsèque à l’homme à faire le mal, et sa fascination pour l’horreur qui finit par le détruire. Ne sommes-nous pas les témoins anesthésiés de notre propre destruction au nom du progrès couvrant tant bien que mal la notion de profit ? La mondialisation dont on tente de nous convaincre qu’elle est une nécessité, n’est-elle pas une forme de colonialisme orchestré par des multinationales qui dirigent la politique mondiale sans se soucier un instant du bien-être réel des hommes, des citoyens convertis en consommateurs dont ils ne peuvent pas se passer dans leur course folle du toujours plus, toujours plus vite ? Le monde en folie ne court-il pas à sa perte, et ce, avec un enthousiasme déconcertant et une conviction quelque peu suspecte ? A l’heure où les « je veux » ont remplacé les « je voudrais », ou les « je t’aime » cèdent le pas aux « je te veux, je te prends », où les droits sont considérés comme un dû, où les émotions sont gommées au profit de bons sentiments et où le téléphone portable et l’ordinateur sont des outils de communication essentiels dans la vie d’une partie grandissante de la population, laquelle est bombardée de publicité de clichés — en d’autres termes de semblants et de désirs factices censés occulter l’ironie tragique de l’absence de communication réelle caractérisant notre monde techno-scientifique — est-il encore possible de résister ?

Est-il envisageable de créer sans être pris dans les semblants d’un désir construit ou dans les fantasmes ? Peut-on se situer ouvertement du côté de la jouissance non-phallique ? Ces questions sont directement liées au questionnement des textes de fiction et à le vacillement des semblants qui en résulte. La littérature ne serait donc pas sans incidence sur la perception du Réel. C’est probablement par la fiction que se dit la vérité sur l’homme, ce qui explique l’asservissement de Conrad et de Lowry au joug de la vérité, aussi innommable et indicible soit-elle. C’est aussi la raison pour laquelle on ne revient pas indemne de ces voyages fictionnels prolongés, tant pour l’artiste que le critique qui a lui aussi les yeux meurtris par ce qu’il a vu. A eux de savoir faire quelque chose de ces débris de jouissance récupérés dans un paysage de ruines aux apparences pourtant rutilantes... Cette jouissance ne cesse de s’écrire dans les associations libres de Lowry ainsi que dans le refus de Conrad de se livrer à une écriture réaliste. Conrad résiste à la tentation des « pretty fictions » qui ne distillent que des semblants de stabilité et de confort598 alors que rien ne va plus de soi depuis déjà fort longtemps en Occident. Tandis que Lowry dénonce ce monde de semblants à l’habillage tapageur, dont une des métaphores centrales dans Under the Volcano est précisément la radio :

‘The radio came alive with a vengeance; at the Texan station news of a flood was being delivered with such rapidity one gained the impression the commentator himself was in danger of drowning. Another narrator in a higher voice gabbled bankruptcy, disaster, while yet another told of misery blanketing a threatened capital, people stumbling through the debris littering dark streets, hurrying thousands seeking shelter in bomb-torn darkness. How well he knew the jargon. Darkness, disaster ! How the world fed on it. In the war to come correspondents would assume unheard of importance, plunging through flame to feed the public its little gobbets of dehydrated excrement. A bawling scream abruptly warned of stocks lower, or irregularly higher, the prices of grain, cotton, metal, munitions. While static rattled on eternally below — poltergeists of the ether, claquers of the idiotic ! Hugh inclined his ear to the pulse of this world beating in that latticed throat, whose voice was now pretending to be horrified at the very thing by which it proposed to be engulfed the first moment it could be perfectly certain the engulfing process would last long enough. Impatiently switching the dial around, Hugh thought he heard Joe Venuti’s violin suddenly, the joyous little lark of discursive melody soaring in some remote summer of its own above all this abyssal fury, yet furious too, with the wild controlled abandon of that music which still sometimes seemed to him the happiest thing about America. Probably they were rebroadcasting some ancient record, one of those with the poetical names like Little Buttercup or Apple Blossom, and it was curious how much it hurt, as though this music, never outgrown, belonged irretrievably to that which had today at last been lost. Hugh switched the radio off, and lay, cigar between his fingers, staring at the porch ceiling. (UV, 197-198 ; c’est nous qui soulignons)’

Ce n’est pas tant le message transmis par les ondes radiophoniques que la perception qu’en a Hugh qui importe. Ce dernier nous fait entendre le vacillement des semblants à travers une voix qui malgré tout laisse passer un filet de réel. Le style de Lowry incite irrésistiblement le lecteur à visualiser les mouvements de Hugh lorsqu’il se met à l’écoute de la pulsion qui bat dans une « gorge à claire-voie » :  « Hugh inclined his ear to the pulse of this world beating in that latticed throat » (UV, 197). Cette image inhabituelle dit à la fois la pulsion et la barrière à claire-voie599 qui permet de recevoir des bribes, des lambeaux du Réel : « little gobbets of dehydrated excrement » (197) sans s’exposer directement au Réel600. Eventuelle exposition dont le passage cité dit bien le désastre : « Darkness, disaster ! » (197). Les semblants sont clairement dénoncés par le commentaire du narrateur sur cette voix qui se met à feindre d’être horrifiée par ce que le lecteur suppose être la Bourse qui s’effondre, et le monde qui s’embrase : ce qui fait penser au chaos sans mélodie dans lequel Lowry voyait le monde basculer :

‘ [...] the world seems to have reeled away from one altogether into a bloodshot pall of horror and hypocrisy, a chaos without melody.601

Il semble qu’il s’agisse du même chaos, étant donné les références aux raids aériens dans la lettre de Lowry citée ci-dessus602 ainsi que dans le passage en question. La métaphore du chaos sans mélodie est un condensé, une incarnation de la perte dont le sentiment est ravivé par le son du violon de Joe Venuti603 :

‘[...] the joyous little lark of discursive melody soaring in some remote summer of its own above all this abyssal fury, yet furious too, with the wild controlled abandon of that music which still sometimes seemed to him the happiest thing about America. (UV, 198 ; c’est nous qui soulignons)’

Nous retrouvons dans la musique de Venuti (« the wild controlled abandon of that music ») un équivalent de l’écriture à la fois chaotique et contrôlée de Lowry dont une des caractéristiques est une prédilection pour l’oxymore sous toutes ses formes, celui-ci pointant vers le sens blanc sous-jacent, ou en excès, ce « pas de sens » qui dépasse la représentation et se dit dans les « rets d’un regard en biais »604 ou encore dans les silences de l’oeuvre :

Indicible ou refoulé : le voeu inconscient qui structure toute oeuvre et qui toujours consonne avec l’irreprésentable de la pulsion a révélé, pris dans les rets d’un regard en biais, plus d’un conflit. Animant les champs de la représentation, de l’éros et de la perversion, ces antagonismes ont surgi dans leur double dimension : inhérents à l’art comme à la métapsychologie. Trouver de l’une à l’autre de ces deux sphères culturelles des zones d’échos propres à relancer l’art dans la vie, c’était confier désormais l’intelligence des oeuvres à une écoute distraite et vagabonde, mue par les réserves du texte et les replis de l’image, écoute clandestine, en somme, répondant au procès de la représentation, elle-même habitée, dans la jouissance du défaillir, par l’esquive et la dérobade. C’était aussi instituer les silences de l’oeuvre au coeur même des impondérables de la résonance, là où ce qui une fois se déclôt, rarement s’oublie. 605

C’est peut-être là que reposent ces objets à jamais manquants. Ceux-ci, par le vide qu’ils ont creusé dans la représentation, génèrent la création artistique, elle-même inhérente à la souffrance que distille la blessure originelle, la béance innommable et infranchissable (« abyssal fury ») :

‘[...] and it was curious how much it hurt, as though this music, never outgrown, belonged irretrievably to that which had today at last been lost. (UV, 198).’
Notes
596.
‘ “He saw all his works, those published as well as those yet unwritten, as part of a vast continuum to be called The Voyage That Never Ends, the central novel of which was to have been Under the Volcano; and he refused to see any part of this continuum as complete until all of its parts were complete. As the consequence of this ambitious proustian scheme, it was necessarily impossible for him ever to put a work aside; ideally, he should have been able to compose them all simultaneously; but practically, he had to skip from one to another, always revising, always polishing, always discarding — and never ending.” (Douglas Day, introduction à Dark as the Grave wherein my Friend is Laid, op. cit., p. 6)’
597.
Ibid., p. 239.’
598.
‘ Nous citerons à titre d’exemple le film de David Fincher, Fight Club (1999) qui met en scène le vacillement des semblants emblématisés par le cocooning IKEA.’
599.
‘ Terme utilisé par Michel Cusin lors du séminaire mensuel du 8 avril 2000, à Lyon 2 : « [...] pour les poètes, la littérature est une barrière à claire-voie contre l’horreur. » (Séminaire DEA/CERAN, « Litturaterre : littérature, langage, psychanalyse », J. Paccaud-Huguet)’
600.
‘ Nous rappelons le commentaire de Julia Kristeva sur l’écriture de Louis-Ferdinand Céline où elle met en évidence la double fonction de la littérature : « a frail netting that is also a latticework, which, without protecting us from anything whatsoever, imprints itself within us, implicating us fully. » (The Powers of Horror, op. cit., p. 156)’
601.
CLML 1, p. 383, lettre adressée à Conrad Aken, Dollarton, le 13 août 1941 ; c’est nous qui soulignons.’
602.
‘ “I haven’t heard a mumblin word from Liverpool — well, just one slight ambiguous mumble — since before the bad airraids there.”, ibidem.
603.
‘ Guiseppe (Joe )Venuti (1898-1978), violoniste de jazz américain fut avec Eddie Lang un des musiciens préférés de Lowry qui fait souvent allusion à eux autant dans sa correspondance que dans Under the Volcano. Lowry avait d’ailleurs évoqué la possibilité de faire sonner le violon de Joe Venuti quelque part en arrière-plan de Under the Volcano : « Somehow that man’s violin makes the forest most joyous and liberty sounding music of anything I ever heard except a lark. I can’t help thinking that Venuti’s records say something about an Italian’s dreams of America; I feel somewhere later, very tiny, Joe Venuti’s violin might be heard off stage, furious and nostalgic... » (CLML 1, lettre adressée à Gerald Noxon, Dollarton, 24 avril 1944 ; c’est nous qui soulignons)’
604.
‘ M. Gagnebin, L’Irreprésentable ou les Silences de l’OEuvre, op.cit., p. 259.’
605.
Ibidem, les italiques sont de l’auteur.’