3. Le Trou du Réel

A la suite de ce passage qui en dit long sur le rapport de Hugh au Réel, nous trouvons une énumération tenant lieu de biographie, et dont la forme n’est pas sans rappeler une comptine anglaise commençant ainsi : « tinker, tailor, sailor, soldier, rich man, poor man, beggar man, thief [...] ». La version de Hugh renferme quelques occurrences du recouvrement de la blessure, et ceci sur différents modes qui ne sont autres que des représentations métaphoriques des différents niveaux de lecture, ou des différentes strates d’écriture de Under the Volcano :

‘‘So and so is twenty nine, has been riveter, song-writer, watcher of manholes, stoker, sailor, riding instructor, variety artist, bandsman, bacon-scrubber, saint, clown, soldier (for five minutes), and usher in a spiritualist church [...]’ (UV, 198 ; c’est nous qui soulignons)’

Parmi ces activités plus ou moins insolites, nous avons retenu tout particulièrement celle de riveteur (« riveter »), d’une part parce que l’activité elle-même consiste à assembler deux éléments disjoints et distincts, et d’autre part parce qu’il est fait mention de rivets dans Heart of Darkness. Or ceux-ci, au grand désespoir de Marlow, sont justement manquants bien que disponibles, mais ailleurs :

‘What I really wanted was rivets, by heaven! Rivets. To get on with the work — to stop the hole. Rivets I wanted. There were cases of them down at the coast — cases — piled up — burst — split! You kicked a loose rivet at every second step in that station yard on the hillside. Rivets had rolled into the grove of death. You could fill your pockets with rivets for the trouble of stooping down — and there wasn’t one rivet to be found where it was wanted. We had plates that would do, but nothing to fasten them with. And every week the messenger, a lone negro, letter-bag on shoulder and staff in hand, left our station for the coast. And several times a week a coast caravan came in with trade goods — ghastly glazed calico that made you shudder only to look at it, glass beads value about a penny a quart, confounded spotted cotton handkerchiefs. And no rivets. (HOD, 58 ; c’est nous qui soulignons)’

La première partie de ce passage met en lumière le double sens de « want » qui désigne à la fois le désir et le manque, disant par cette ambiguïté le lien intime entre désir et manque, sorte de nouage impossible dont les rivets manquants sont une intéressante métaphore. Les rivets sont toujours ailleurs, notamment dans le bosquet de la mort : « Rivets had rolled into the grove of death. »606. Tout comme les rivets qui toujours manquent, le messager faillit à sa fonction de lien entre la station et la côte ; le message en retour est toujours inadéquat ainsi que les verroteries et les étoffes douteuses qui d’après Marlow sont « ghastly » ou encore « spotted ». Nous pouvons y voir des déchets à partir desquels se construit l’empire colonial. Nous nous souvenons alors du facteur dans Under the Volcano qui transmet le courrier avec un an de retard ... Les lettres d’Yvonne arrivent trop tard pour retisser les liens déchirés de son mariage avec Geoffrey. Le couple est béant comme le rocher de Gibraltar auquel les ex-époux s’identifient, « split » comme les caisses de rivets qui attendent en vain sur la côte congolaise. L’écriture semble être ce qui permet de retracer ce nouage, et de relier par la lecture peut-être, les lambeaux qui dérivent au fil des textes. C’est là le sens que nous croyons discerner dans la description du vapeur qui précède la mort de Kurtz ainsi que son cri désespéré :

‘I lived in an infernal mess of rust, filings, nuts, bolts, spanners, hammers, ratchet-drills — things I abominate, because I don’t get on with them. I tended the little forge we fortunately had aboard; I toiled wearily in a wretched scrap-heap — unless I had the shakes too bad to stand. (HOD, 111 ; c’est nous qui soulignons) ’

Cette petite forge à bord du vapeur ne peut-elle pas se lire comme la forge d’une écriture qui se nourrirait de restes ? De ruines, ou de bribes évoquées par la visserie éparse et la limaille qui jonchent le sol en un misérable tas de déchets (« a wretched scrap-heap ») lequel fait écho à un autre dépotoir où s’amoncellent les déchets de la civilisation :

‘I’ve done enough for it to give me the indisputable right to lay it, if I choose, for an everlasting rest in the dust-bin of progress, amongst all the sweepings and, figuratively speaking, all the dead cats of civilisation. (HOD, 87)’

Dans les Ecrits Lacan rappelle  que si selon la célèbre formule de Buffon « le style c’est l’homme. »607, il convient de poursuivre en interrogeant : « l’homme à qui l’on s’adresse ? ». Il conclut aussi dans cette ouverture que c’est l’objet (a) qui fait le style, ce quelque chose qui traverse et divise le sujet, le maintenant « entre vérité et savoir »608. Le style devient alors l’objet (a) de l’écrivain, un objet dont nous serions tenté de dire qu’il est issu d’un processus de fusion et d’assemblage d’éléments hétéroclites stockés dans le réservoir de l’inconscient. Les bribes nous en parviennent par l’intermédiaire de lalangue qui s’incarne609 par un travail d’orfèvre — atteignant ainsi la dimension d’oeuvre d’art610 — dans l’écriture-cri de Lowry et de Conrad. De la forge de l’écriture à l’alambic de l’alchimiste il n’y a qu’un pas ... Reste que forge ou alambic, il faut nourrir le dispositif, or c’est là que le lecteur critique doit y « mettre du sien »611 en renonçant à la jouissance phallique qui vise à la maîtrise du signifiant, et en se consacrant à ce qui fait retour, dans la langue poétique plus encore qu’ailleurs, à ce qui « ne cesse pas de ne pas s’y écrire »612. Il s’agit d’accepter le manque qui se dit dans lalangue dont Jean-Claude Milner nous rappelle qu’elle est « pas-toute »613. Or n’est-ce pas ce rapport au manque qui se dit dans la poésie ?

Notes
606.
HOD, 58.’
607.
‘ J. Lacan, Ecrits, op. cit., p. 9.’
608.
Ibid., p. 10.’
609.
‘ Michèle Rivoire cite à ce sujet la thèse de Georges Didi-Huberman (Etre crâne. Lieu, contact, pensée, sculpture, Paris, Editions de Minuit, 2000) : « [...] si les artistes ne résolvent pas ces questions essentielles, du moins ils savent les “incarner”, ce qui vaut encore mieux que d’y répondre. [...] Les oeuvres et les objets de l’art sont créations d’un savoir silencieux, sans pensée qui meut la pensée des artistes. », « Limites et croisements entre l’interprétation psychanalytique et l’interprétation littéraire », op. cit.
610.
‘ Lowry se démarque des autres écrivains (Hemingway, J. London) qui apparaissent comme des forces de la nature, capables d’écrire sans effort, et qui selon lui : « turned out their work as easily as if it came out of some celestial sausage machine. And they had one thing in common: with very few exceptions they all seemed, at bottom, to be incorrigible optimists even when their works were most despairing. » (Dark as the Grave, op. cit., p. 30)’
611.
‘ J. Lacan, Ecrits, op. cit., p. 10.’
612.
‘ Jean-Claude Milner, L’Amour de la Langue, Paris, Seuil, 1978, p. 38.’
613.
‘ « [...] le pur concept de langue est celui d’un pas-tout marquant lalangue ; ou la langue, c’est ce qui supporte la langue en tant qu’elle est pas-toute. », ibid., p. 28.’