Chapitre IV
Sublimation, et rayonnement : l’énigme de la voix

Dans la même logique, il ne reste de Kurtz qu’un amas de ruines annoncées par les restes de la cabane incendiée :

‘The shed was already a heap of embers glowing fiercely. [...] We got into talk, and by-and-by we strolled away from the hissing ruins. (HOD, 53).’

Marlow, quant à lui, dispose à présent du rapport de Kurtz, entaché d’un lumineux et terrifiant post-scriptum (« [...] luminous and terrifying [...] », 87)  : « Exterminate all the brutes! » (87).

Telle une enluminure, le paraphe de Kurtz met en lumière le discours convenu et ronflant du rapport. C’est dans cette excroissance textuelle que Kurtz s’exprime, comme le moine médiéval dont l’espace de liberté était limité à l’enluminure illuminant le texte et l’absorbant dans son rayonnement aveuglant614. L’aura de Kurtz prend le relais de l’oralité tue par les pèlerins enfouissant le corps de Kurtz, lequel, à son tour, bouche le trou du Réel comme on aurifie615 une dent. Mais Kurtz n’en est pas moins une sorte d’oracle horrifié/aurifié qui dit l’horreur de la Chose. C’est alors que le paraphe de Kurtz peut se lire comme un laissez-passer terrifiant pour l’holocauste auquel Lowry fait allusion à la fin de Under the Volcano alors que le Consul se voit tomber « Through the blazing of ten million burning bodies [...] » (UV, 416). Le Consul meurt dans un cri (« [...] its echoes returned [...] », 416) et l’inscription  « ¿le gusta este jardín? [...] » (416) devient son épitaphe paraphant le texte de Lowry comme le cri/post-scriptum de Kurtz à la fin du rapport.

Par ailleurs, lorsque Sigbjørn Wilderness montre la barranca à Primrose, alias Margerie Bonner Lowry, il en fait le lieu prométhéen de sublimation par l’écriture :

‘It was the happiness engendered, strangely enough, by work itself, by the transformation of the nefarious poetic pit into sober or upright prose, even if jostled occasionally by Calderón, or it was the happiness engendered by the memory of work finished[...]616

Nous voyons alors apparaître le sujet Lowry non pas comme sujet tragique mais plutôt comme sujet lyrique, sans cesse en proie au « débordement d’énergies instables qui en appelle à la poésie pour tenter de cadrer la figure de l’impossible. »617. Le sujet lyrique, ignorant de ses propres émotions et hors de son centre, a peut-être besoin d’une oreille à l’attention flottante qui ne se trouvera que dans un lieu de passage :

‘Sa place n’est assurée ni au langage ni au monde. C’est pourquoi il devient passant, piéton ou rôdeur parisien, créature en transit dans un mode transitoire, passager et lieu de passage. [...] Ce sujet expatrié, ce bohémien, ce juif errant de la grammaire, c’est peut-être le on, le clair on ou le vi.o.lon, c’est à-dire un sujet « extime » et non plus intime, indifférencié, anonyme, frère de quiconque et de plus personne618. ’

C’est bien cette indifférenciation qui préside à la mort du Consul pris pour un autre619, notamment Hugh dont le prénom présente une homophonie troublante avec la deuxième personne du singulier et du pluriel. Un « you » qui permet au Consul de devenir extime, de sortir de soi pour rejoindre Yvonne au fond du ravin. Mais n’est-ce pas La Femme qu’il va rejoindre ?

En effet, différentes figures de la femme apparaissent à ce moment crucial. Ainsi, le Consul pris au piège qu’il s’est empressé de verrouiller, voit successivement la vieille femme aux dominos qui tente en vain de le tirer de là, puis une jeune femme serrant un enfant dans ses bras. Sentant la vie s’écouler620 (« slivering ») dans une jouissance caractéristique du flux féminin où s’entendent les signifiants « live » et « liver » qui, à leur tour, consonnent étrangement avec « fiddler », le violoniste qui compatit en l’appelant « compañero »621, le Consul meurt dans un tourbillon de sons, d’images et de voix qui par association ne manquent pas d’évoquer la femme, énigme par excellence, « riddle » qui rime avec « fiddle ». Que ce soit la mère morte dans l’Himalaya ou la « femme femme » dont les cris d’amour se mêlent à la clameur (« cl-amour ») d’une cascade, ce dernier signifiant laisse voir et entendre les signifiants « amour », « amor », et mort, « amour à mort », avec ce quelque chose qui cloche et tinte dans l’alliance sonore (« mingled »). Rencontre entre occlusive et liquide, le [kl] fait accroche, bord et trace, tel un amer à cet océan d’amour qui déborde et se dérobe :

‘The chords of a guitar too, half lost, mingled with the distant clamour of a waterfall and what sounded like the cries of love. He was in Kashmir, he knew, lying in the meadows near running water among violets and trefoil, the Himalayas beyond, which made it all the more remarkable he should be setting out with Hugh and Yvonne to climb Popocatepetl. (UV, 414 ; c’est nous qui soulignons)’

Les dérobades du signifiant se lisent dans les ruptures diégétiques qui séparent les cris d’amour et le Kashmir, puis Popocatepetl. Les alternances sonores et diégétiques font rythme si l’on considère que

‘le rythme est [...] « la manière particulière de fluer » convenant « au pattern d’un élément fluide, à une lettre arbitrairement modelée, à un péplos qu’on arrange à son gré, à la disposition particulière du caractère ou de l’humeur »622 : un symptôme, et un mode de jouissance propre à la lettre dans le domaine de l’écriture.623

Ce « morceau d’écriture » a bel et bien une manière particulière de « fluer » : lorsque l’on prête l’oreille, on entend l’amour (« love ») rimer avec la perte (« lost »), tandis que les [NE] marquent la progression inéluctable du flux et du reflux dans la chaîne signifiante. Nous entendons aussi monter des cris, lorsque se succèdent les diphtongues en [au], [aN], [CN], voire même la triphtongue [aiC] de « violets » à laquelle répond « trefoil ». Le chiasme sonore qui en résulte éclaire ce signifiant dont l’usage est généralement réservé à la botanique ou encore, et c’est ce qui nous intéressera ici, à l’architecture. En effet, « trefoil » désigne des motifs décoratifs de trèfle gravés dans la pierre : ceux-ci font trace tout comme le chiasme fait trace dans la mémoire auditive du lecteur à l’écoute ou encore comme la lettre qui borde le vide. Par ailleurs, « foil » fait penser au « feuilleté de la signifiance »624 sans cesse à l’oeuvre dans l’écriture poéthique de Lowry ainsi qu’aux plis et replis qui s’offrent au lecteur chargé de déplier, dénouer, les enchevêtrements de sensations que lui offre le texte. Le lecteur devient alors une sorte de point de capiton qui fait le nouage entre l’art et le monde par une combinatoire de sensations625 qui selon Eric Van De Casteele626, serait le propre de la peinture symboliste :

‘[...] la surface de l’oeil, close par la paupière, ne saisit de son motif que ce qui bruisse : à travers la fenêtre refermée sur la nature, « l’oeil, dit Gauguin, écoute ». Le tableau, alors, n’a plus de compte à rendre qu’à la sonorité du monde et, à ce titre, n’est tenue de laisser qu’une « impression ». Boeklin ajoutera : « comme un morceau de musique », « recherche de rythme » (M. Denis) ou « drame ondoyant » (A. Aurier), il s’agit bien de cette « abstrac-tion » dont Diderot nous dit qu’elle est l’apanage des aveugles, car elle est l’art de « combiner les sensations » [...] Le frémissement du monde n’est plus que celui de son ordre. La nature ne donne à voir qu’un mouchetis tantôt blanc, tantôt noir, qu’importe, puisqu’il ne s’agit là que d’un rythme. Le monde visible s’est donc à proprement parler, dissous dans une archi-réalité [...] l’espace est alors ouvert, aussi, pour une véritable dissolution du sujet. ’

Le rythme sériel, c’est ce que doit saisir le lecteur de Conrad et de Lowry. Ces textes recèlent un rythme inaugural, archétypal, qu’il appartient au lecteur de percevoir et qui selon J. Deleuze et F. Guattari sont l’expression du Christ, ou encore d’une structure élémentaire et par conséquent rayonnante :

‘Avec ses larges joues blanches et le trou noir des yeux, le visage, c’est le Christ [...] Il invente la visagéification de tout le corps et la transmet partout627. ’

C’est précisément ce qui se passe lors de la rencontre entre Marlow et l’Arlequin. Ce dernier, dont nous avons déjà souligné les multiples facettes, a un visage sur lequel courent les émotions comme des paysages qui défilent, autant de paysages-portraits que de visages-portraits, ou encore de visages-paysages :

‘A beardless, boyish face, very fair, no feature to speak of, nose peeling, little blue eyes, smiles and frowns chasing each other over that open countenance like sunshine and shadow on a wind-swept plain. [...] becoming gloomy all of a sudden. His face was like the autumn sky, overcast one moment and bright the next. (HOD, 90)’

C’est peut-être bien lui qui détient la « vérité », une vérité qui se trouverait dans le précieux manuel de Towson, Towson’s Inquiry, consacré aux noeuds marins dans lesquels nous voyons à présent une métaphore des noeuds et chaînes qui entravent et tiennent le coeur de l’homme. Or, c’est muni de cet ouvrage technique, de cartouches et de chaussures neuves que l’Arlequin disparaît dans la jungle, prêt pour une nouvelle rencontre avec le monde sauvage : « He seemed to think himself excellently well equipped for a renewed encounter with the wilderness » (104).

Notes
614.
‘ A propos de l’amour courtois P. Julien conclut que : « [...] l’horreur de la jouissance de l’Autre et de sa méchanceté n’est pas fuie, mais colonisée, apprivoisée par la beauté qui la recouvre de son éclat. » (P. Julien, L’Etrange jouissance ..., op. cit., p. 159 ; c’est nous qui soulignons)’
615.
‘ Définition du Petit Robert : « (1863, du lat. aurum « or »). Obturer (une dent) avec de l’or. ». ’
616.
Dark as the Grave... op. cit., p. 125 ; c’est nous qui soulignons.’
617.
‘ Jean-Michel Maulpoix, « La quatrième personne du singulier. Esquisse de portrait du sujet lyrique moderne », in Figures du Sujet Lyrique, Paris, Presses Universitaires de France, Perspectives Littéraires, 1996, p. 153 ; articles réunis sous la direction de Dominique Rabaté.’
618.
Ibid., p. 155-156.’
619.
‘ « Héritier “sans testament”, selon le mot de René Char, le sujet lyrique moderne est un homme cousu de plusieurs. Un de ces clowns ou de ces arlequins dont Jean Starobinski a étudié le travestissement dans Portrait de l’Artiste en Saltimbanque  » (Ed. Skira, Genève, ). (Jean-Michel Maulpoix, ibid., p. 148)’
620.
‘ “He could feel life slivering out of him like liver, ebbing into the tenderness of the grass.” (UV, 414)’
621.
‘ “Then a face shone out in the gloom, a mask of compassion. It was the old fiddler, stooping over him. ‘compañero —’ he began. Then he had vanished.” (UV, 414)’
622.
‘ Emile Beneveniste, « La notion de rythme et son expression linguistique », Problèmes de linguistique générales, Paris, Gallimard, 1966, p. 332-33. (Cité par J. Paccaud-Huguet, in «  De la fonction à la fiction poétique. L’esthétique de Malcolm Lowry », op. cit., p. 170) Voir aussi l’analyse d’Henri Meschonnic sur le rythme, Les Etats de la Poétique, Paris, Presses Universitaires de France, 1985, p. 156-167.’
623.
Ibidem.’
624.
‘ R. Barthes parle des « éraflures » que le lecteur impose à « la belle enveloppe » du récit, et il poursuit en prônant pour les textes modernes, une lecture par bribes. Cette autre lecture est marquée par le « feuilleté de la signifiance » qui captive grâce à une sorte de « charivari vertical ». Il conclut  : « lisez vite, par bribes, un texte moderne, ce texte devient opaque, forclos à votre plaisir : vous voulez qu’il arrive quelque chose, et il n’arrive rien ; car ce qui arrive au langage n’arrive pas au discours : ce qui « arrive », ce qui « s’en va » , la faille des deux bords, l’interstice de la jouissance, se produit dans le volume des langages, dans l’énonciation, non dans la suite des énoncés : ne pas dévorer, ne pas avaler, mais brouter, tondre avec minutie, retrouver, pour lire ces auteurs d’aujourd’hui, le loisir des anciennes lectures : être des lecteurs aristocratiques. » (Le Plaisir du Texte, op. cit., p. 22-24 ; les italiques sont de l’auteur)’
625.
‘ Une analyse récente de Georges Didi-Huberman consacrée à la sculpture de Penone met en valeur la nécessité d’articuler les sensations au service du sens : « L’empreinte est humble. Elle prélève, elle reporte. En réalisant ses frottages, oeuvres de patience et de soumission aux formes déjà tracées, Penone a, dit-il, la sensation d’effectuer une “lecture” des choses : lecture compréhensive et aveugle tout à la fois, lecture tactile, productrice d’une connaissance intime, rapprochée — mais pour cela privée de la distance habituelle à nos objectivations. Il faut bien choisir comment on veut connaître : ou bien on veut le point de vue (“objectif”), et alors il faut s’éloigner, ne pas toucher ; ou bien on veut le contact (charnel), et alors l’objet de la connaissance devient une matière qui nous enveloppe, nous dessaisit de nous-mêmes, ne nous rassasie d’aucune certitude positive. » (Georges Didi-Huberman, Etre crâne. Lieu, contact, pensée, sculpture, Paris, Editions de Minuit, 2000, p. 69-70)’
626.
‘ Eric Van De Casteele, « Petite musique de nuit » in Figurations de l’Absence, op. cit., p. 57-61. ’
627.
Mille Plateaux, « Année zéro, visagéité », Paris Minuit, 1980, p. 216.’