1. Vérité et parole poét(h)ique

C’est aussi à ce moment-là que l’Arlequin évoque la poésie de Kurtz, établissant un lien entre la nature brute et la parole poétique :

‘Ah! I’ll never, never meet such a man again. You ought to have heard him recite poetry — his own, too, it was, he told me. Poetry! (104)’

Nous décelons là la dimension poétique de Heart of Darkness, celle qui, finalement, fait l’objet de la quête commune de Kurtz, Marlow et l’Arlequin : la parole de vérité que renferme la langue poétique, ou encore la lalangue à jamais morcelée, mais toujours vraie. Le Consul mourant fait cette rencontre avec la langue poétique, une rencontre d’ailleurs annoncée par l’agonie de l’Indien dont le souffle s’épuise dans une métaphore maritime : « The Indian’s breathing sounded like the sea dragging itself down a stone beach. » (UV, 285). Celle-ci fait irrésistiblement penser aux vagues qui s’abîment sur la grève dans The Waves : « The waves broke on the shore. 628 », touchant à quelque chose d’archétypal qui est aussi véhiculé par le signifiant « Indian » dans Under the Volcano, et « India »629 dans The Waves, l’Inde étant considérée comme le berceau de la civilisation indo-européenne. La forêt vierge de Heart of Darkness peut, elle aussi, se lire comme un berceau originaire, écrin de verdure archétypal qui fascine l’homme par son inquiétante étrangeté, à la fois familière (heimlich) et autre (unheimlich). Or, Marlow, à la suite de sa rencontre avec l’Arlequin invoque la jungle surplombée d’une arche éblouissante :

‘I looked around, and I don’t know why, but I assure you that never, never before, did this land, this river, this jungle, the very arch of this blazing sky, appear to me so hopeless and so dark, so impenetrable, to human thought, so pitiless to human weakness. (HOD, 94 ; c’est nous qui soulignons)’

Si nous revenons à présent au texte de Lowry, et plus précisément au passage qui précède la mort du Consul, nous nous apercevons que ces quelques lignes où le Consul se voit, lui aussi, dans l’Himalaya, sont une version condensée du début du chapitre 5630, passage en italiques « où l’on voit / entend un exemple condensé du travail vers lequel Lowry semble avoir avancé à tâtons. »631. L’écriture de Lowry atteint ici une quintessence finale, aboutissement d’une poéthique /poïétique qui finit par éclater au grand jour — « bursting, bursting » — nous dit le texte qui se termine dans le désastre / « disastar » du monde qui implose dans un « à-bout-de-course. planétaire 632» rejoignant l’idée de dissolution du sujet, de décomposition. La déformation parodique que Lowry inflige à la lettre n’est pas anodine. En effet, elle apparaît pour la première fois dans une lettre de Lowry à Margerie, datée de 1939, dans laquelle il fait référence à une conversation avec son père qui, à ses mises en gardes apocalyptiques proférées en 1934, lui avait alors répondu : « What kind of a son are you to tell his father and mother that the world is hurling to disastar? 633 ». La déformation orthographique de « disaster » en « disastar » fait entendre non sans raillerie, l’accent snob de Lowry père. Cette parodie du père par le fils dit le ratage de la rencontre avec le père et sa Loi et fait place au jeu avec la lettre, le corps de la mère, la jouissance féminine du flux et du reflux.

Peut-être le sujet lyrique est-il justement la femme en nous, cette part de féminité si souvent tue634 par les hommes et les femmes, au profit de la jouissance phallique, de la maîtrise et du pouvoir. Le sujet lyrique est celui qui a renoncé à la maîtrise du signifiant, celui qui accepte d’être déchiffré et chiffré à son tour par le signifiant qui toujours débordera au-delà des limites du sujet pour faire un reste. Et c’est bien ce qui se passe au-delà du littoral et du littéral qui préoccupe Lowry lorsqu’il décrit Primrose et Sigbjørn Wilderness se penchant au-dessus de la barranca dans Dark as the Grave... :

‘[...] just beyond that barrier, lay some meaning, or the key to a mystery that would give some meaning to their ways on earth : it was as if he stood on the brink of an illumination, on the near side of something tremendous, which was to be explained beyond, in that midnight darkness, but which his consciousness streamed into [...]635

Nous retrouvons l’image du halo de lumière et par extension de l’enluminure636 qui se situe toujours en marge du texte, petit espace de liberté du moine copiste. Virginia Woolf fait entr’apercevoir au lecteur de The Waves le motif caché derrière les apparences, à l’occasion d’un concert de quatuor à cordes, qui met en scène le sujet lyrique aux prises avec la Chose :

‘“Like” and “like” and “like”— but what is the thing that lies beneath the semblance of the thing? Now that lightning has gashed the tree637 and the flowering branch has fallen and Percival, by his death has made me this gift, let me see the thing. There is a square; there is an oblong. The players take the square and place it upon the oblong. They place it very accurately; they make a perfect dwelling-place... The structure is now visible; what is inchoate is here stated... This is our triumph, this is our consolation638.’

Motif géométrique qui fait penser au Livre de Kells et aux enluminures dans lesquelles s’enchevêtrent les courbes et les droites, comme si le moine tentait de dire la structure qui sous-tend le texte, une structure qui n’est pas chronologique ou diégétique, mais plutôt linguistique dans le sens où elle relève de lalangue, langue éparse dont les ruines correspondent aux voix tues qui parlent et vivent par le sujet lyrique, celui qui toujours se situe au bord de l’abîme, au bord de son être intime et extime.

De la même façon, le ponton cher à Lowry est une figure emblématique de la structure de l’oeuvre, de son rythme639 et de l’avancée qu’elle représente pour la littérature :

‘And underneath, fluctuant, in eternal change, ran the currents, in the eternal flux. Finished it was like a poem, or sonnet. Or it was like a sestina, with its repeated nouns, or a piece of music by Webern... The pier in moonlight, the shadows of the crossbars deep in the water, making an intricate image of huge stars and parallelograms, and unbelievable delicacy and depths of frozen machinery, the whole beautiful elaboration of balance and device and counter-device balancing device yet each device necessary to strengthen the other, duplicated, triplicated in the moonlit water640.’

Autant de motifs géométriques propres à la topologie, et qui font trope dans l’oeuvre de Lowry. Ces motifs, nous l’avons vu à propos de Nostromo, étaient aussi au centre des préoccupations de Conrad, mais sans toute fois atteindre à la dimension musicale et poétique du roman de Lowry qui depuis ce ponton a mis en acte et en écriture la célèbre phrase prononcée par Stein dans Lord Jim : « In the destructive element immerse. »641 — « in the liquid element immerse » — aurait probablement ajouté Lowry qui alternait l’immersion dans l’alcool et dans l’Océan Pacifique642. Le texte de Dark as the Grave... nous livre une belle évocation du ponton et de l’immersion dans l’élément « salvateur ». Lowry n’étant pas sans ignorer l’écho de son texte à celui de Lord Jim, il nous semble que pour Lowry, le sauvetage passe par la destruction, le sa-cri-fice :

‘Eight years ago in his Fernando-Oaxaca days, he would have drunk unthinkingly; three, four years ago, in Eridanus, had he felt as vile as this, it would not even have occurred to him, he would have had a swim, and for a moment he thought of this, the run out to the end of the pier at Eridanus, the dive into the green cold delicious salving element, and the climb back up the ladder; the dripping swift return into the warmth of the house — the invariable remark, ‘God, how marvellous, that knocks the nonsense out of you’ [...]643

Conrad avait cependant bien vu le rôle structurel de la poésie puisque le narrateur de Lord Jim poursuit :

‘The whisper of his conviction seemed to open before me a vast and uncertain expanse, as of a crepuscular horizon on a plain at dawn — or was it, perchance, at the coming of the night ? One had not the courage to decide; but it was a charming and deceptive light, throwing the impalpable poesy of its dimness over pitfalls—over graves 644.’

C’est en effet la dimension poétique qui doit soutenir l’édifice chancelant de la vie, cette part d’innommable qui fait structure à travers la langue poétique et ses rythmes habillés de couleurs et de motifs : « There were things, he said mournfully, that perhaps could never be told [...] »645. Lowry écrit à ce propos que c’est la forme poétique qui choisit le poète et non l’inverse, prenant alors pour exemple le fameux ponton :

‘[...] our aim of finding out what form was choosing you, I think is the major problem to cope with when you are possessed with an unstaunchable impulse to create order out of chaos. That order was, recently with us, a pier: and I assert that the pier is a poem too [...] Roughly speaking, stark, bald and simple prose has more in common with poetry, perhaps than elaborate and overweighted verse.646

Cette situation précaire et instable, en marge et au bord de l’abîme n’a cessé d’être le propre de Lowry, et en particulier pendant les années de révision de Under the Volcano (1941-45). Or en 1945, année qui marque la fin de la période « heureuse »647 à Dollarton/Eridanus, Lowry utilise la métaphore prométhéenne au moment où il renonce à la précarité, comme s’il renonçait en même temps à ce qu’il a de plus intime :

‘Thus does your old Malc, if still a conservative-christian-anarchist at heart, at last join the ranks of the petty bourgeoisie. I feel somewhat like a Prometheus who became interested in real estate & decided to buy up his Caucasian ravine648. ’

Un autre moment charnière (la publication de Under the Volcano en 1947) marque la fin d’une période de production littéraire abondante, presque intégralement détruite par le feu qui a ravagé la cabane des Lowry à Dollarton. La position impossible de Prométhée suspendu au-dessus du gouffre peut-elle être considérée comme une condition à la création artistique et au surgissement de la vérité649 ? N’est-elle pas similaire à celle du poète que Lowry crucifie sur le mât du langage et où nous retrouvons l’idée de suspension ? « Suspension volontaire de l’incrédulité » d’une part, mais aussi suspension du sens et, de ce fait, de la vérité.

Notes
628.
‘ V. Woolf, The Waves, op. cit., p. 234.’
629.
‘ “It is death against whom I ride with my spear couched and my hair flying back like a young man’s, like Percival’s, when he galloped in India.”, ibid., p. 234.’
630.
‘ Nous mentionnons rapidement la présence du chien rituel qui suit le couple dans son ascension au chapitre 5, ce même chien fait de régulières apparitions tout au long du roman, et particulièrement à la fin où il est jeté dans le ravin à la suite du corps inerte du Consul : « Somebody threw a dead dog after him down the ravine. » (UV, 415) ’
631.
‘ J. Paccaud-Huguet, «  De la fonction à la fiction poétique. L’esthétique de Malcolm Lowry », op. cit., p. 167-172.’
632.
Ibid., p. 161.’
633.
CLML 1, p. 233.’
634.
‘ « Le sujet lyrique est un sujet plein de voix tues qui sont comme les dépouilles de ses chimères et de ses potentialités. Car le lyrisme est une affaire qui tourne mal. Ce sujet en puissance, mobile et déplacé, devient vers après vers, poème après poème, un sujet crypte, un sujet crypté, un rêve de sujet, un reposoir de sujet. », Jean-Michel Maulpoix, op. cit., p. 159.’
635.
Dark as the Grave..., op. cit., p. 61.’
636.
‘ Joyce comparait volontiers les chapitres de Ulysses aux lettres manquantes des enluminures du Livre de Kells.’
637.
‘ Nous retrouvons l’image de la foudre qui fend l’arbre, utilisée par Lowry : « ‘the lightning is peeling the poles, Mr Firmin, and biting the wires, sir — [...]’ » (UV, 325)’
638.
‘ Virginia Woolf, The Waves, Virginia Woolf: four Great Novels, Oxford, OUP, 1994, p. 335.’
639.
‘ J. Joyce aborde de façon intéressante la notion de rythme et d’esthétique : « Beauty expressed by the artist cannot awaken in us the emotion which is kinetic or a sensation which is purely physical. It awakens, or ought to awaken, or induces, or ought to induce, esthetic stasis, an ideal pity or an ideal terror, a stasis called forth, prolonged and at last dissolved by what I call the rhythm of beauty. [...] ’ ‘— Rhythm, said Stephen, is the first formal esthetic relation of part to part in any esthetic whole or of an esthetic whole to its part or parts to the esthetic whole of which it is a part. » (A Portrait of the Artist as a Young Man, 1916, London, Paladin Grafton Books,1987, p. 21)’
640.
‘ Manuscrit faisant partie des Special Collections, Malcolm Lowry Papers conservées par l’Université de British Columbia, dossier 21, fichier 38 (21 : 38), cité par Josiane Paccaud-Huguet, « De la fonction à la fiction poétique. L’esthétique de Malcolm Lowry », op. cit., p. 165. Celle-ci commente cette trouvaille : « Forme plastique, poésie, musique : le ponton fournit la métaphore de la structure rythmique sérielle qui saura soutenir la forme narrative. », ibidem.’
641.
Lord Jim, op. cit., p. 156. Notons que la métaphore de l’immersion a été relevée à deux reprises au cours du colloque Conrad/Lowry de Lyon 2, en septembre 1999. Une première fois à partir de cette même citation de Lord Jim que Martin Bock met en parallèle avec les cures thermales de Conrad en Suisse tout en soulignant la vertu curative du récit de la confrontation avec l’horreur. « Secret sharing, the talk cures of Malcolm Lowry ». (Martin Bock, « Secret sharing : The talk-cures of Conrad and Lowry » (in L’Epoque Conradienne, Conrad et Lowry : l’esth-étique de la fiction, Volume 26, Société Conradienne Française, Presses Universitaires de Limoges, pp. 21-30)’ ‘D’autre part, au même colloque, en conclusion de sa communication intitulée « Qu’est-ce que les romanciers savent de plus que nous sur la coupure ? », Jacques Darras, traducteur de Under the Volcano en France, rappelle que Lowry était fils de sauveteur. Il suggère que sa plongée au fond du gouffre est bien une opération de sauvetage de l’humanité peut-être, en rejoignant le poème par-delà la coupure.’
642.
‘ De même, un lien très fort se dessine entre parole et alcool lorsque le narrateur de Dark as the Grave... décrit la soif polymorphe de Sigbjørn Wilderness : « A desire to drink endlessly, to talk endlessly, to someone, anyone, overwhelmed him » (Dark as the Grave..., op. cit., p. 135)’
643.
Ibid, op. cit., p. 140.’
644.
Ibid., p. 157, c’est nous qui soulignons.’
645.
Ibid., p. 156.’
646.
CLML 1, p. 400. (Lettre adressée à la mère de Margerie, Mrs Anna Mabelle Bonner, Dollarton, 1942.)’
647.
‘ Les spécialistes de Lowry s’accordent pour situer cette période de quatre ans entre 1941 et 1944.’
648.
CLML 1, p. 487. (Lettre à C. Aiken, Dollarton, mi-octobre 1945.)’
649.
‘ Michel Jarrety explore la relation entre le sujet éthique et le sujet lyrique, le poète étant celui qui peut exprimer la vérité dans le poème : « La parole ne devient impersonnelle qu’au moment où la poésie se fait vérité, dans le dépassement du sujet qui l’exprime. Mais pour que celui-ci l’énonce et qu’elle devienne poème, pour que l’expérience intérieure puisse trouver son accomplissement extérieur de soi, le poète doit précairement s’installer à sa propre limite dans le difficile maintien du dedans, tout ensemble, et d’un dehors possible [...] et le poète, du même coup, ne peut exister que dans l’entrouvert, entre une plénitude intime qui, parce qu’il la tairait, serait une absence d’oeuvre, et à l’inverse une oeuvre qui, n’ayant pas trouvé sa source hors du commun, serait une autre forme de silence : l’imposture d’une parole usurpée. » (« Sujet éthique, sujet lyrique », in Figures du Sujet Lyrique, op. cit., p. 133)’