2. La maison à chevrons et l’énigme du sens

Under the Volcano propose une autre métaphore faisant intervenir des motifs géométriques caractérisés par la symétrie. Il s’agit de la maison de Laruelle, la maison aux chevrons que Primrose et Sigbjørn habitent dans Dark as the grave... Tout marche par deux dans la maison où a eu lieu la trahison adultère d’Yvonne : les échelles ( « twin wooden ladders »), les escaliers ( « two spiral staircases »), les miradors ( « two flimsy crenellated miradors ») et même les anges qui tout de même ne sont pas totalement sereins (« two bilious-looking angels »), ont été témoins de cette histoire d’amour à trois acteurs, voire quatre (Yvonne, Laruelle, le Consul et Hugh). La craquelure déjà annoncée par la complexion bileuse des anges se poursuit dans les mâchicoulis auxquels les fenêtres sont comparées, marquées par la dégénérescence et la séparation :

‘[...] two windows — which, as degenerate machicolations, were built askew, like the separated halves of a chevron — [...] (UV, 238-239)’

Rien ne va plus, la maison de Laruelle prend rapidement des allures prométhéennes, accrochée aux flans abrupts de la colline au-dessus de laquelle (la vision est inversée) tournoie la machine infernale de la fête foraine, tels des vautours attendant leur heure :

‘From where they stood the house seemed situated half-way up a cliff rising steeply from the valley stretched out below them. Leaning round they saw the town itself, built as on top of this cliff, overhanging them. The clubs of flying machines waved silently over the roofs, their motions like gesticulations of pain. (UV, 240)’

N’oublions pas que c’est la fête foraine qui couvre le cri du Consul dans la Grand-roue, se faisant ainsi l’alibi du cri, du hurlement.

La vision du Consul se trouble une fois de plus, transformant les golfeurs au loin en « golfing scorpions »650, faisant voir au lecteur la mort qui l’attend au fond du gouffre (« golf/gulf ») bien qu’il entende des cris et de la musique montant de la fête foraine. De la même façon, les tournoiements du manège sont associés à un corps souffrant ou peut-être en souffrance. Un corps qui souffre et attend la mort tapie au fond du gouffre — No se puede vivir sin amar 651—, nous rappelle les initiales entrelacées sur un pan de pierre brute de la façade de la maison aux chevrons :

‘[...] a panel of rough stone, covered with large letters painted in gold leaf, had been slightly set into the wall to give a semblance of bas-relief. These gold letters though very thick were merged together most confusingly. The Consul had noticed visitors to the town staring up at them for half an hour at a time. Sometimes M. Laruelle would come out to explain that they really spelt something, that they formed that phrase of Frey Luis de León’s the Consul did not at this moment allow himself to recall. (UV, 239)’

Ces lettres nous renvoient à la question du sens qui ne peut émerger que dans la confusion et en rapport avec quelque chose de brut, d’originaire, qui n’a pas été poli par la main de l’homme ou par sa langue. C’est à nouveau une affaire de lalangue qui affleure à la jonction entre l’archaïque et le culturel. C’est aussi ce que D. H. Lawrence a tenté de dire en parlant du morceau de roche brute que l’artiste doit laisser intact pour faire une oeuvre d’art652. La question du sens est ainsi laissée en suspens, ce qui lui permet « d’écorner le leurre référentiel et de donner à voir la matière, minérale ou verbale de l’oeuvre : de traduire son incapacité à tout dire. »653, commente J. Paccaud-Huguet à propos de cette phrase prononcée par Birkin, le « nouvel homme archétypal654 » de D. H. Lawrence.

Rien ne va de soi. Ainsi les fonctions initiales des pièces chez Laruelle sont-elles détournées ; la chambre à coucher devient un lieu de travail, tandis que le studio se voit investi de fonctions culinaires :

‘It was perhaps also significant he should use his bedroom for working whereas the studio itself on the main floor had been turned into a dining-room often no better than a camping ground for his cook and her relatives. (UV, 238)’

Tout dans cette maison semble dire au lecteur que ce qu’il cherche, est ailleurs, que la vérité ne se trouve pas là où l’on voudrait qu’il le croie, c’est à dire dans les livres d’histoire, mais plutôt dans les livres et les poèmes, la littérature, l’art qui, seul, peut esthétiser cette vérité indicible. C’est la fonction d’« Etre-au-Monde » que Jacques Garelli attribue à l’artiste, et au poète plus particulièrement :

‘[...] l’expérience de l’Etre-au-monde ne cesse d’être présente en chaque phase de notre vie, à titre d’horizon, mais aussi de préindividualité associée. Il ne s’agit pas d’un retour vers un passé révolu. La situation est tout autre, car l’homme moderne pressé par sa volonté de domination et de conquête rapide de biens de consommation, son souci d’informations simplifiées, ne prête guère attention à cette dimension d’être, qui influe pourtant directement sur sa vie. C’est la fonction de l’artiste, dans ses oeuvres, qui ne sont autres que la manifestation vive de ses actes d’insertion dans le Monde, de porter cette structure d’être et de pensée à la clarté de l’évidence perceptive. [...] Mais d’autre part, cette attitude requiert une participation active du spectateur et du lecteur qui deviennent interprètes acteurs, pour que s’ouvrent les frontières du sujet enfermé dans la prétendue identité à soi de la personne humaine et qu’il se laisse envahir par l’énigme d’un monde qui le traverse, le pénètre, l’englobe, bien qu’il demeure à conquérir. C’est l’une des fonctions de l’oeuvre d’art et singulièrement du poème de promouvoir cette expérience de « restitution » de l’individu au Monde.655

C’est ainsi que nous comprenons le propos de David Lodge sur l’impératif moderniste : « to historicize the aesthetic, aesthecize the historic.656 ». Ceci explique les autodafés caractéristiques des régimes totalitaires, la vigilance des médias et du pouvoir quant à ce qui s’écrit. En effet, la vérité ne se dit pas mais elle s’écrit ou se crie, tout particulièrement dans la suspension, dans le reste livré brut.

Notes
650.
UV, 240.’
651.
‘ Cf. A Companion..., p. 273.’
652.
‘ “You have to be like Rodin, or Michel Angelo, and leave a piece of raw rock unfinished to your figure. You must leave your surroundings sketchy, unfinished, so that you are never confined, never dominated from the outside.” (Women in Love, op. cit., p. 445)’
653.
‘ Voir à ce sujet J. Paccaud-Huguet, « Conrad, un moderne ? », Idéologies dans le monde anglo-saxon, n° spécial, « Mélanges conradiens », Centre de recherches d’Etudes anglophones, Université Stendhal, Grenoble, 1992, p. 125.’
654.
Ibidem.’
655.
‘ Garelli, Jacques, L’Entrée en Démesure suivi de l’écoute et le regard et de lettre aux aveugles sur l’invisible poétique, Paris, José Corti, 1995, p. 53-54.’
656.
‘ David Lodge, Working with Structuralism, Londres, Routledge and Kegan Paul, 1981, p. 70.’