3. Eclat du beau et vérité : l’énigme de la voix

Les textes de Conrad recèlent de nombreuses interrogations quant au sens de la vie et des mots, ainsi n’est-il pas rare de trouver des phrases telles que : « And what does it mean? » (N, 89.) ou encore, à propos des sauvages qui hurlent et vocifèrent sur la rive :

‘[...] they shouted periodically together strings of amazing words that resembled no sounds of human language; and the murmurs of the crowd, interrupted suddenly, were like the responses of some satanic litany. (HOD, 109 ; c’est nous qui soulignons)’

La récurrence de ces interrogations dont nous n’avons donné que quelques exemples, ont souvent attiré l’attention des critiques. F. R. Leavis n’hésite pas à reprocher à Conrad de se complaire indûment dans une prétendue ignorance qui semble fort agacer le critique  : « [Conrad] is intent on making a virtue out of not knowing what he means »657.

C’est peut-être le terme d’énigme qui relie le plus intimement Heart of Darkness, Nostromo et Under the Volcano, nous l’avons vu à maintes reprises, ces textes sont effectivement énigmatiques. Le lecteur cherche tout d’abord à comprendre et à maîtriser ces textes qui s’y refusent, par divers stratagèmes narratifs : chronologie chaotique pour Nostromo, ou encore voix narratives qui se mêlent et se confondent presque, ruptures narratives en style indirect libre ; une écriture érudite d’une profondeur insondable et toute en sonorités pour Lowry qui n’hésite pas à user des stratégies déjà citées pour Conrad. Pour accéder à l’énigme, ou pour s’approcher du noyau obscur et iridescent du texte, le lecteur doit concéder à un sacrifice : il doit renoncer à ce que nous avons, en nous appuyant sur les textes de Conrad et Lowry, dénoncé tout au long de cette étude ; nous entendons par là l’imaginaire de la maîtrise qui « met en boîte » le savoir, au lieu de boiter avec élégance658. Il s’agirait en quelque sorte d’accepter de ne pas être maître du sens blanc qui se dit sous les semblants nécessaires à la tenue du texte. Ceux-ci en font une chose659 bordée par le vide. Mais il ne s’agit pas à nos yeux de renoncer à toute jouissance ; il reste une jouissance autre qui se trouverait du côté du flux, de l’onde, de la féminité en ce qu’elle est l’expérience inéluctable du « lâcher prise », inhérente à toute naissance de petit d’homme.

En effet, l’être humain n’est et ne naît qu’une fois qu’il a lâché prise, qu’il accepte de quitter la douce chaleur de la matrice et qu’il cesse de résister à cette force qui cherche à l’expulser. De la même façon, le sens n’est et ne naît que lorsque tombent les semblants et que peut vibrer lalangue auparavant masquée par le langage qui n’est qu’élucubrations du savoir sur lalangue660, cette lalangue qui nous est à la fois propre et commune et que nous recevons de l’Autre du langage. C’est depuis cette lalangue dont nous avons analysé les effets de résonances et de contamination métonymique, que la jouissance non-phallique peut se dire ; par bribes qui tournoient autour du Réel. Celui-ci nous fascine, mais ne peut et ne doit pas être atteint. C’est la face interne du texte, de la cruche ou de l’arche qui frôle et frotte le vide pour donner naissance à un savoir silencieux, à un reste qui fait lettre et que nous serions tenté d’écrire « laître »661. Cette orthographe fait apparaître l’état naissant dont nous parle la lettre/laître qui s’inscrit dans lalangue, mise en exergue par les écritures de la modernité en particulier662, et nous met face à la notion topologique d’« aître » telle que la définit Henri Maldiney, notion reprise par George Didi-Huberman dans un ouvrage consacré à la sculpture de Penone :

‘[...] le mot anachronique d’aître, [qui] a la particularité phonétique en français, de retourner une notion du lieu sur une question d’être. Ce mot a d’abord signifié un lieu ouvert, un porche, un passage, un parvis extérieur [...] il a fini par désigner l’intimité d’un être, son for intérieur, l’abysse même de sa pensée. Lorsque Henri Maldiney parle des « aîtres de la langue » et des demeures de la pensée, c’est à la singularité d’un « état naissant » de la langue, de la pensée, qu’il fait d’abord référence — cette singularité que disent chaque fois le poème, l’oeuvre d’art.663

Nous voyons une fois de plus apparaître la forme de l’arche qui comme lalangue est à la fois intime et extime, heimlich et unheimlich, et rejoint la tropologie de l’être heideggerien dont les textes de Conrad et Lowry sont des gîtes de choix : « un lieu ouvert, un porche, un passage, un parvis extérieur ».

Conrad, évoque ainsi la nécessité des semblants et des simulacres de vérité pour que la vie reste tolérable :

‘And everybody knows the power of lies which go about clothed in coats of many colours, whereas, as is well known, Truth has no such advantage, [...] It is not often recognised, because it is not always fit to be seen664. ’

La vérité, qu’il s’agisse de la partition de la Pologne, ou du coeur de l’homme, n’est pas dicible de façon directe ; il faut la médiation de simulacres, autant d’oripeaux qui habillent et masquent ce que nous ne pouvons pas voir de face, parce que la vérité n’est pas toujours bonne à voir ou à dire (« it is not always fit to be seen »). Certes, mais rien n’empêche de tenter de la mi-dire, et de laisser jouer lalangue qui saura à son tour renvoyer des éclats de Réel au lecteur. Jacques-Alain Miller évoque la « merveille » de lalangue sans laquelle il n’y aurait pas de vérité :

‘La merveille, c’est que sans cette lalangue, il n’y aurait pas de vérité, mais que la vérité dans cette lalangue ne peut être définie — elle y est un acte, libre, déchaîné. Il n’y a pas de maîtrise du signifiant sinon peut-être dérisoire, le clown, le bouffon du carnaval, ou encore « l’Homme masqué », masqué peut-être du visage de la femme.
Ça peut se dire aussi : il n’y a pas de discours qui ne soit du semblant665. ’

A ce stade de notre travail, ces lignes nous font immédiatement penser aux signifiants/personnages centraux de Heart of Darkness, Nostromo et Under the Volcano. Nous ne reviendrons pas sur le rôle libertaire et libérateur du clown dont nous avons déjà parlé à propos de l’Arlequin « fou du roi Kurtz », ou sur l’homme masqué ou porteur de lunettes de soleil en toutes circonstances, alias Geoffrey Firmin, passé maître en matière de dérision. En revanche, nous tenterons de comprendre l’allusion non voilée à la femme : « ou encore « l’Homme masqué », masqué peut-être du visage de la femme ».

Notes
657.
‘ F. R. Leavis, The Great tradition, New York, New York University Press, 1963, p. 180.’
658.
‘ De célèbres personnages littéraires, parmi eux, le Consul et Leopold Bloom (Ulysses), boitent, marqués par ce signe de la division du sujet par l’objet qui les traverse.’
659.
‘ Une chose selon Heidegger qui développe la célèbre métaphore de la cruche et du potier, est ce qui se tient en soi. Voir à ce sujet son essai intitulé « La Chose », op. cit.
660.
‘ Jean-Claude Milner définit lalangue par rapport au langage : « [...] lalangue, autrement dit, ce par quoi, d’un seul et même mouvement, il y a de la langue (ou des êtres qualifiables de parlants, ce qui revient au même) et il y a de l’inconscient.’ ‘Soit donc lalangue ; le langage désigne ce que le savoir élucubre, la concernant[...] » (L’Amour de la Langue, op. cit., p. 26) ’
661.
‘ Nous faisons référence à l’état naissant des « aîtres de la langue » qui font la singularité de la pensée. Thème abordé par J. Paccaud-Huguet lors du séminaire du 24 novembre 2000. (Séminaire DEA/CERAN, « Litturaterre : littérature, langage, psychanalyse », J. Paccaud-Huguet)’
662.
‘ Pour ce qui est de la modernité, Henri Meschonnic en donne une définition préliminaire assez piquante et stimulante : « La modernité est un combat. Sans cesse recommençant. Parce qu’elle est un état naissant, indéfiniment naissant, du sujet, de son histoire, de son sens. Elle ne cesse de laisser derrière elle les Assis de la pensée, ceux dont les idées sont arrêtées, se sont arrêtées, et qui confondent leur ancienne jeunesse avec le vieillissement du monde. La modernité côtoie ce cimetière des concepts fossiles dont nous sommes encombrés. Et qui rendent sourds. Sourds à ce qui vient.’ ‘Voulant savoir ce qu’est la modernité, je me suis aperçu qu’elle était le sujet en nous. C’est-à-dire le point le plus faible de la chaîne qui tient l’art, la littérature, la société ensemble. » (Henri Meschonnic, Modernité Modernité, Lagrasse, éditions Verdier, 1988, p. 9)’
663.
‘ Georges Didi-Huberman, op. cit., p. 35 ; c’est nous qui soulignons.’
664.
‘ Joseph Conrad, Notes on Life and Letters, « The Crime of Partition », op. cit., p. 133. ’
665.
‘ Jacques Alain Miller, Ornicar ? n°1, op; cit., p. 29-30.’