4. La femme, du côté de la jouissance autre 

Resurgit alors le spectre de la femme détentrice d’un savoir mystérieux et silencieux, qui se situe hors représentation et au coeur de lalangue, dont les lambeaux sont le terreau de l’interprétation ou plutôt de « l’entre-prêt » de la lecture qui se manifeste là où il y a homonymie, homophonie, anamorphose, métaphore et métonymie666. C’est en ces moments privilégiés où le sens joue et se joue des semblants, que se dit lalangue avec ses éclats de vérité. Nous pouvons à présent revenir sur un aspect de Heart of Darkness qui nous a intrigué. En effet, pourquoi les femmes qui entourent Kurtz, de près (la femme africaine) ou de loin (la fiancée), nous apparaissent-elles tant se ressembler667, bien qu’elles soient rarement décrites en détail ? Il semble que nous soyons face à un phénomène d’homophonie transposée au niveau des personnages par le biais de la voix intérieure de la lecture. Il s’agit d’une sorte de double, de répétition qui signale la pulsion et le retour du refoulé668. La version filmée de Heart of Darkness par James Westman met en évidence ce mimétisme669 par la ressemblance physique entre les deux femmes, d’une part, et d’autre part, en faisant porter à la Fiancée un col de dentelle, version européenne des scarifications de la femme africaine670. Ces femmes sont le plus souvent silencieuses, l’une est drapée dans des étoffes et de la dentelle — dentelle dont la propriété est de laisser passer des bribes de Réel tout en le recouvrant — tandis que la femme africaine porte des scarifications et des ornements qui, eux aussi, recouvrent partiellement le corps, la peau, mais en laissant voir assez pour fasciner Marlow. Ce drapé fait irrésistiblement penser à l’éloquence dans laquelle se drape Kurtz, moribond, et pourtant plus vivant que jamais :

‘He lived then before me; he lived as much as he had ever lived — a shadow insatiable of splendid appearances, of frightful realities, a shadow darker than the shadow of the night, and draped nobly in the folds of a gorgeous eloquence. (HOD, 116)’

Nous avons été surpris par cette insistance sur le recouvrement, le drapé qui mime l’écriture sous forme de dentelle ou de scarifications. Ces dernières étant elles-mêmes une forme d’écriture sur le corps de la femme détentrice d’un savoir indicible et innommable, ce même savoir/ça-voir que l’écriture recouvre et découvre.

La similitude entre les deux femmes soulignée dans le film de Westman par l’analogie entre le col de dentelle et les scarifications qui ornent le cou et le buste de la femme africaine relève de l’interprétation, voire de l’extrapolation si l’on se fie au texte de Conrad pris mot à mot. Cependant, en prenant cette liberté avec le texte, il nous semble que Westman a représenté ce qui se passe au moment de la lecture dans l’esprit du lecteur. Il a pris le risque d’aller au-delà du littoral du texte, peut-être sur invitation de la Dame, la Domna de l’amour courtois. Cette dernière est systématiquement associée à la limite topologique du fleuve et de la forêt, ainsi qu’à la tropologie : elle est toujours sur le point de dire ou de hurler quelque chose, ce savoir obscur et indicible (« with an air of brooding over an inscrutable purpose »671) qu’elle porte en elle :

‘And in the hush that had fallen suddenly upon the whole sorrowful land, the immense wilderness, the colossal body of the fecund and mysterious life seemed to look at her, pensive, as though it had been looking at the image of its own tenebrous and passionate soul. (HOD, 101)’

En effet, lorsque l’on écoute le texte, il s’agit de « La Femme », à la fois étrange et inquiétante que dépeint Marlow à la vue du portrait laissé par Kurtz :

‘Then I noticed a small sketch in oils, on a panel, representing a woman, draped and blindfolded, carrying a lighted torch. The background was sombre — almost black. The movement of the woman was stately, and the effect of the torch-light on the face was sinister. (HOD, 54) ’

Est-il possible que le portrait de la femme aux yeux bandés tenant une torche allumée soit l’ombilic aveugle, le « rivet » permettant d’articuler deux milieux hétérogènes ? L’Europe et l’Afrique, le familier (heimlich) et l’inquiétant (unheimlich)672, et peut-être métaphoriquement, la vérité et le savoir ?

Le lecteur n’a pas de peine à imaginer la femme européenne endeuillée et couverte de dentelle ajourée, avançant dans un frottement d’étoffes apprêtées, tandis que la femme africaine, parée de bracelets et de gris-gris, fait tinter ses ornements dans un « jingle » (clignotement sonore du symptôme qui nous est à présent familier)673. Ce portrait peut alors se lire comme une représentation allégorique de la vérité, laquelle avance masquée674. L’indirection, le masque ou encore les lunettes noires, semblent figurer la stratégie d’évitement qui permet de ne pas tomber dans le piège des semblants. Le Consul dénonce celui-ci en concluant son analyse de la vérité et du mensonge d’un « horror » emprunté à Kurtz, mettant lui aussi en échec toute tentative de faire face à la vérité nue ou encore au Réel de la Chose :

‘The Consul looked at the sun. But he had lost the sun: it was not his sun. Like the truth, it was well-nigh impossible to face; he did not want to go anywhere near it, least of all, sit in its light, facing it. ‘Yet I shall face it.’ How? When he not only lied to himself, but himself believed the lie and lied back again to those lying factions, among whom was not even their own honour. There was not even a consistent basis to his self-deceptions. How should there be then to his attempts at honesty? ‘Horror,’ he said. (UV, 248)’

C’est dans ce ratage que le jeu de lalangue peut surgir, à l’improviste, insaisissable, dans la surprise de la rencontre qui fait tache, touche et mouche :

‘[...] all the truth of life is there: a moment of vision, a sigh, a smile and the return to an eternal rest.675

Cette phrase de Conrad fait invariablement touche parce qu’elle pointe les principaux objets médiateurs de la rencontre ; le regard et la voix, qui ici apparaît sous forme de souffle. Ce « spot of time » wordsworthien ou encore ce « moment of being » woolfien, se scelle par un sourire (« a smile ») et le repos ou le repos éternel (« eternal rest ») qui se lit comme un silence, et aussi un reste qui se dépose dans la lettre silencieuse, là où « ça s’écrit » et non là où « ça parle ». Le but de l’écrivain étant de faire résonner les mots, ce que T. S. Eliot illlustre dans Ash-Wednesday en jouant sur les homophones du mot « word », le faisant ainsi résonner entre « world » et « whirled » :

And the light shone in darkness and
Against the Word the unstilled world still whirled
About the centre of the silent Word.
O my people, what have I done unto thee.
Where shall the word be found, where will the word
Resound? Not Here, there is not enough silence [...]
No place of grace for those who avoid the face
No time to rejoice for those who walk among noise and
deny the voice.676 

Dans ces quelques vers, le signifiant vide tournoie en quête de résonance, tout comme le poèthe est en quête d’âme. Or nous dit le poème, celui qui évite l’Autre (« the face »), tout comme celui qui dénie la voix (« the voice ») ne trouvera ni grâce (« grace ») ni jouissance (« rejoice ») que nous écrirons ici jouis-sens. Virginia Woolf, contemporaine et amie de T. S. Eliot, a elle aussi tenté de faire entendre, voir et sentir le silence :

‘If I were a painter I should paint these first impressions in pale yellow, silver, and green. There was the pale yellow blind; the green sea; and the silver of the passion flowers. I should make a picture that was globular, semi-transparent. I should make a picture of curved petals; of shells; of things that were semi-transparent; I should make curved shapes, showing the light through, but not giving a clear outline. Everything would be large and dim; and what was seen would at the same time be heard; sounds would come through this petal or leaf — sounds indistinguishable from sights. Sound and sight seem to make equal parts of these first impressions. When I think of the early morning in bed I also hear the caw of rooks falling from a great height. The sound seems to fall through an elastic, gummy air; which holds it up; which prevents it from being sharp and distinct. The quality of the air above Talland House seemed to suspend sound, to let it sink down slowly, as if it were caught in a blue gummy veil. The rooks cawing is part of the waves breaking — one, two, one, two — and the splash as the wave drew back and then it gathered again, and I lay there half awake, half asleep, drawing in such ecstasy as I cannot describe677. ’

Un élément supplémentaire plaidant la cause de la jouissance non-phallique située du côté du féminin, est peut-être la scène que fait la femme africaine en colère, à propos des bouts de tissu que l’Arlequin (« the man of patches »678) a récupérés pour se faire un habit décent : habit de vérité, illusoire et dérisoire, qui visiblement porte atteinte à quelque chose de très précieux pour elle, mais que le narrateur laisse délibérément en suspens : « At least it must have been that » (HOD, 101). Nous prenons ici le risque d’interpréter cet épisode comme une tentative de sauvetage de lalangue par la femme africaine qui est à l’écoute des bruits du monde et de la vie, la pulsation des « noises off »679 dont les morceaux de tissu épars, détachés sont une métaphore au même titre qu’ils rappellent les taches de couleur sur la carte d’Afrique :

‘‘[...] She got in one day and kicked up a row about those miserable rags I picked up in the storeroom to mend my clothes with. I wasn’t decent. At least it must have been that, for she talked like a fury to Kurtz for an hour, pointing at me now and then. [...] Ah, well it’s all over now.’ (HOD, 101)’

Le risque est minime par rapport au risque éthique et esthétique qu’a pris Conrad en écrivant Heart of Darkness, frayant ainsi le passage à la modernité naissante et balbutiante680, au roman lyrique de Lowry, dont le nom lui-même possède une qualité lyrique caractérisée par la fluidité des consonnes. Celles-ci se fondent autour d’un [au] qui fait penser au cri qu’invoque Virginia Woolf — « I need a cry, a howl »681 —, elle aussi marquée dans son nom par le hurlement du loup682. Loup qui, comme le dit Michel Cusin, est toujours prêt à surgir du signifiant :

‘Lacan, en viendra à reconnaître explicitement ce que savent implicitement les vrais poètes, à savoir que le loup de la jouis-sens est toujours déjà dans la bergerie du signifiant et que seule la lettre, ce versant réel du langage, peut faire trace poéthique d’un sublime rencontré dans l’effroi et l’effraction683.’
Notes
666.
‘ Laurent Jenny commente les glossolalies d’Artaud en des termes qui font penser à cette lalangue que nous tentons de faire voire et entendre : « La langue poétique, comme l’étymologie, mais avec ses moyens propres, dégage le “substratum psychique amené par les déplacements d’un même mot à travers les variations de la langue” (A. Artaud, Pages de carnets, Notes intimes, in O.C., t. VIII, p. 86.) Ces “variations”, toutefois, ne sont plus le jeu d’une historicité, ou de son expression plastique, elles sont suscitées, ou ravisées par des effets de rythmes, des glissements homophoniques, des modulations syllabiques. Le ressassement de tonalités, si particulier aux “glossolalies” d’Artaud, extrait ainsi d’une masse syllabique des sortes d’étymons sémantiques, par le travail d’un rythme. Elle n’est pas traduisible pour autant, par simple addition des noeuds sémantiques. Elle joue de son indétermination pour recréer la poussée d’un sens dans une forme vivante. [...] langue dans le contexte, la “langue de Rodez” est aussi une “langue dans les langues”. La physionomie latine de la glossolalie renvoie la lecture à une mémoire. Non pas la mémoire historique d’une langue, mais une mémoire mythique où toutes les langues passées et présentes sont refondues dans un creuset commun. » (Laurent Jenny, La Terreur et les Signes. Poétiques de rupture. Paris, Gallimard, 1982, p. 261-263)’
667.

Nous renvoyons à l’analyse de J. Hawthorne qui met en lumière l’opposition entre les deux femmes : « [...] the Intended and the idealism she represents are sterile; nothing will come of them but death. But the powerful life of the African woman is, like the wilderness reflected in her, passionate and fecund. » (Joseph Conrad : Narrative Technique and Ideological Commitment, Edward Arnold, A Division of Hodder and Stoughton, London, 1990, p. 186)

668.
‘ Reynold Humphreys note l’abondance des discours critiques autour de ce portrait, ceux-ci, dit-il, restent flous et peu concluants, mais ne cessent d’y revenir, dans une répétition qu’il commente dans les dernières lignes de son article : « Discourse thus becomes a form of repetition compulsion : repeating what has been repressed in the first place. The way critical discourse has taken up and repeated, literally and metaphorically, a whole network of signifiers branching out from the language used to represent Kurtz’s sketch is eloquent testimony to the “unspeakable” nature of what has been repressed. » (« The function of the painting in Heart of Darkness », Idéologies dans le monde anglo-saxon, n° spécial, « Mélanges conradiens  », Centre de recherches d’Etudes anglophones, Université Stendhal, Grenoble, 1992, p. 77)’
669.
‘ Reynold Humphreys parle du portrait en terme de condensation : « condensation of the Intended and the African woman », ibid., p. 70.’
670.
‘ A propos d’une nouvelle d’Angela Carter, « Master », Béatrice Bijon commente les scarifications d’une jeune Indienne qui deviennent un texte à déchiffrer, mais aussi la trace d’une coupure : « [...] il semble que “dentellation” évoque parfaitement bien l’entaille que provoque la lettre noire sur la feuille blanche. Mais “dent/ellation” est également la marque même de la coupure inscrite sur le corps de la femme, “a markswoman” (77) ; on remarquera le double sens de “markswoman” — et la jouissance (“elation”) qui en découle pour l’observateur-voyeur d’autre part. Le signifiant est une manière d’inscrire la castration. » (« La jouissance du corps dans “Master” d’Angela Carter », communication faite au Congrès de la SAES, Angers, mai 2000. A paraître dans Etudes Anglaises)’
671.
HOD, 101.’
672.
‘ Reynold Humphries explique l’effet d’inquiétante étrangeté qui naît de la lecture de ce passage : « [...] the sketch’s various elements are the signifiers of the “unexpected” and the “not understood”, to the extent of creating in the critic, the reader and Marlow an “uncanny” reading effect. The torch has a “sinister effect” because it forces the subject to see what he does not want to see,[...] The blindfold must be seen as the signifier of looking, of the desire to see/not see, which can in no way be considered as a pair of opposites, but as a structure determining the subject’s position and his relation to what is being looked at and hence interpreted by critics and readers alike. », op. cit., p. 56. ’
673.
‘ “There was a low jingle, a glint of yellow metal, a sway of fringed draperies, and she stopped as if her heart had failed her.” (HOD, 101)’
674.
‘ « [...] la vérité en tant que telle est un dire qui a, selon la formule de Lacan, structure de fiction. Elle parle sans fin en un mi-dire rhétorique ; et elle s’avance masquée : larvatus prodeo. » (P. Julien, L’Etrange jouissance..., op. cit., p. 61-62)’
675.
‘ Joseph Conrad, The Nigger of the Narcissus, 1897, préface, op. cit., p. xxviii.’
676.
‘ T. S. Eliot, « Ash Wednesday », op. cit., p. 102 ; c’est nous qui soulignons.’
677.
‘ V. Woolf, Moments of Being, p. 74  ; c’est nous qui soulignons.’
678.
HOD, 101.’
679.
‘ Expression utilisée par Lowry à propos de la pièce de Tennessee Williams, A Streetcar named Desire : “I do believe an intelligent person could go away thinking that it was a play unique in that it was literally dependent for half of its sadness, and most of its meaning, if any, upon the noises off [...]; physical desire might equally lead you, in truth, to death-in-life again. When the operations of actual desire itself are compared to those of the ramshackle old streetcar itself you realise that the streetcar and the incidental atmospherics were [...] important to Tennessee Williams [...]. The rhythm comes first. The « plot » afterwards. The order is reversed.” (Special Collections, Malcolm Lowry Papers (25 : 1. 55 B), cité par Josiane Paccaud-Huguet, « De la fonction à la fiction poétique. L’esthétique de Malcolm Lowry », op. cit., p. 166-167)’
680.
‘ « La modernité, de l’art et de la littérature, est la parabole de l’implication réciproque qui lie l’éthique et l’oeuvre, parce que c’est un même sujet qui s’y invente. [...] L’éthique dans l’art, c’est le risque. Le risque est la seule chance de modernité. Pas de modernité sans cette éthique. Elle est peut-être toute la politique de l’art. [citant Adorno, Théorie Esthétique, p. 53.] “Seules les oeuvres qui un jour s’exposèrent ont une chance de survie, pour autant que celle-ci existe encore, mais non pas celles qui, par peur de l’éphémère, se perdent dans le passé.” Et dans la mesure où nous faisons l’écriture de l’avenir, le passé se réécrit par nous. » (H. Meschonnic, op. cit. p. 298-299.)’
681.
The Waves, op. cit., p. 233.’
682.
‘ Les initiales de Virginia Woolf rappellent aussi le signifiant « woolf » ou plutôt le pluriel wolves, et aussi le titre de son roman le plus poétique, The Waves.’
683.
‘ « Le poéthique est toujours sublime », in La Poésie : Ecriture de la limite, Ecriture à la limite, éd. Adolph Haberer et Jean-Marie Fournier, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 1998, p. 177.’