5. Jouis-sens684, entre son et sens

Il nous est à présent possible de reconsidérer le motif de la faille et donc de tout ce qui fait suture, sous l’éclairage de la voix et de sa manifestation paroxystique — le cri — déchirant les espaces diégétiques et narratifs des trois oeuvres qui nous ont préoccupé tout au long de ce travail685. Le cri apparaît alors comme une faille qui traverse le sujet, le divise par le vide qu’il véhicule avec lui, faisant comme un appel d’air auquel seul le Réel résiste. Parlant des lignes de failles qui parcourent la langue, Jean-Claude Milner fait intervenir la psychanalyse qui permet de prendre en compte ces failles ou « retraits où le désir miroite et la jouissance se dépose.686 ». Rien d’étonnant à ce que Kurtz prenne toute sa dimension dans ce cri qui le déchire et le creuse de l’intérieur, puisqu’il est « hollow at the core ». Le Consul est lui aussi perçu comme plein d’un immense creux qui ne cesse de grandir au fur et à mesure qu’il se remplit de mescal, tandis que Nostromo remplit le vide de son identité d’un nom qui n’en est pas un, et remplit ses poches d’un argent officiellement disparu. Mais c’est précisément ce vide qui habite et ronge ces personnages, qui les pousse à rechercher la vérité, la parole vraie, au-delà des semblants, dans les failles de la langue représentées métaphoriquement par le coeur des ténèbres, le ravin au pied de la Grande Isabelle, le Golfo Placido et la barranca qui nous indique le chemin vers ce qui se passe au-dessous du volcan Popocatepetl687. Or l’accès à ces zones limites ne peut être direct, nous l’avons déjà vu. C’est en suivant la piste de l’équivoque que l’énigme peut être abordée, pour être partiellement résolue. Le lecteur doit alors se situer entre son et sens afin de pouvoir « déstratifier »688 la langue d’où parle lalangue. Il ne s’approchera du noeud de l’énigme qu’en allant voir/écouter du côté où « ça cloche », d’où les nombreuses références aux cloches et autres tintinabulations parfois grinçantes qui jalonnent Nostromo et Under the Volcano. Deux voies689 (on a toujours le choix) s’offrent au lecteur : ignorer tout ce qui cloche et fait symptôme, et donc se contenter d’une lecture qui fait fi des aspérités et des failles qui accrochent le désir et où se dépose la jouissance — c’est ce que nous avons tenté d’éviter ; ou bien essayer d’articuler les dissonances et les discordances qui font vaciller les semblants, et font entrevoir la béance de l’Autre, béance dont seule lalangue rend compte.

Notes
684.
‘ Michel Cusin note à propos de ce terme : « Depuis Le Séminaire, Livre XX, Encore, Lacan ne considère plus le signifiant comme articulé en tant qu’il fait barrière à la jouissance, mais en tant qu’il a des effets de jouis-sens. La jouissance ne se réduit plus au fantasme, mais elle est en coalescence avec la langue. », ibidem.’
685.

L’étymologie latine du cri est quiritare, qui veut dire « appeler les citoyens au secours » (Dictionnaire Petit Rober). Si nous nous basons sur l’homophonie déjà soulignée entre les signifiants « cri » et « écrire », nous entendons alors « é-crire », et par là, l’arrachement, la séparation par le cri.

686.
‘ « Ces lignes de failles s’entrecroisent et se chevauchent. Le calcul les repère comme ce qui lui est irréductible, mais ce n’est pas un autre réseau qu’elles dessinent, dont on pourrait construire une science nouvelle, inouïe — vanité des grammatologies. Mais leur nature et leur logique sont éclairables par le discours freudien : dans lalangue, conçue désormais comme non représentable pour le calcul — c’est-à-dire comme cristal —, elles sont les retraits où le désir miroite et la jouissance se dépose. » (J-C Milner, op. cit. p. 9)’
687.
‘ Ce dernier a récemment donné des signes d’activité... (décembre-janvier 2000-2001)’
688.
‘ « Lalangue est, en toute langue, le registre qui la voue à l’équivoque. Nous savons comment y parvenir : en déstratifiant, en confondant systématiquement son et sens, mention et usage, écriture et représenté, en empêchant de ce fait qu’une strate puisse servir d’appui pour démêler une autre. [...] la langue est alors ce qu’en pratique l’inconscient, se prêtant à tous les jeux imaginables pour que la vérité, dans la mouvance des mots, parle. », ibid., p. 22.’
689.
‘ Notre conclusion rejoint celle de Jean-Claude Milner au terme d’un chapitre consacré à la « linguistique subtile et défaillante » : « Dès lors, les réseaux de réel auxquels la linguistique est liée se révèlent tracer des chemins qui ne mènent nulle part, ou se perdent dans la forêt de lalangue. Il n’y a que deux voies : ou bien l’on tient pour l’éthique de la science, et du point où le chemin se perd, on veut ne rien savoir : c’est le parti de la grammaire transformationnelle ; ou bien l’on tient pour l’éthique de la vérité : il faut, en tant que linguiste, et dans l’écriture même à laquelle on s’astreint, articuler le point, non pas comme indistinguable, mais comme repérable par le biais de la défaillance qu’il impose à tous les repères. », ibid., p. 46.’