Au terme de cette étude que nous avons voulue centrée sur les textes eux-mêmes plus que sur la théorie, force est de constater le nouage indéniable qui unit ceux-ci aux textes de la modernité dans leur ensemble, et ceci tout en maintenant un lien privilégié avec le passé et la mémoire archaïque de la langue, celle qui unit la communauté humaine par ses sons fondamentaux. Nous avons vu que ces derniers sont intimement liés à des émotions qui ont marqué l’entrée du sujet dans le langage. La part faite aux émotions dans le monde actuel est misérable, il ne nous reste qu’un sentimentalisme lénifiant, lequel n’est que construction et artifice dont le but est précisément de couper l’homme moderne de ses émotions et de ses intuitions.
Au vu de ce constat, ne sommes-nous pas en droit de nous joindre au cri d’alarme poussé par la plupart des artistes de la modernité ? N’est-ce pas l’homme lui-même qui est mis en péril par sa propre cécité, aggravée par un confort matériel grandissant au détriment d’une spiritualité en voie d’extinction ? Il nous semble que Conrad et Lowry avaient pleinement conscience de ce phénomène de déshumanisation et de massification alors naissant. Or, c’est bien ce désarroi face à la stupidité de leur temps qui les a incités à pousser leur cri d’alarme et de colère, colère qu’ils ont réussi à sublimer partiellement grâce à la création littéraire, à l’acte d’écriture lui-même inscrit dans leur corps à travers divers symptômes dont nous avons fait état dans notre travail.
Les liens entre Histoire et littérature sont, nous l’avons vu au début de notre travail, plus profonds qu’il n’y paraît. En effet la littérature touche à la Structure dont l’Histoire est une manifestation avec ses symptômes et ses fantasmes. Nous avons, tout le long de ce travail, tenté de faire sentir que la Vérité, n’est probablement pas confortablement installée dans les livres d’Histoire. Du moins n’est-elle pas donnée comme telle, et n’est-elle sûrement pas à prendre comme telle, au pied de la lettre. Nous avons inlassablement dirigé notre regard vers des textes de fiction qui font référence à la fois à des épisodes de l’Histoire et à l’histoire du sujet. Ceci pour constater que la vérité s’y « mi-disait » ou s’y criait, du fond du gouffre où viennent s’échouer les débris de jouissance collectés par les artistes, témoins endoloris d’un monde à la dérive.
C’est justement le regard qu’ils portent sur le monde qui fait d’eux des artistes. Leur tentative d’exprimer l’inexprimable ou plutôt l’inexpressibilité du Réel de la Chose690 fait leur créativité, leur permet de faire avec le Réel dont nous nous défions tous par instinct de survie, et en dépit des battements de la pulsion de mort. Dans un poème intitulé Joseph Conrad, Lowry évoque le combat du poète avec les mots et la forme :
Les mots sortent toujours vainqueurs dans la mesure où ils sont cet objet (a) dont le poète doit se séparer, et faire don au lecteur qui, à son tour leur donnera sa propre empreinte de sens et d’émotion : « one writes only half the book; the other half is with the reader », disait Conrad.
Conrad et Lowry, tous deux hommes de mer et d’écriture, étaient de ce fait doublement exilés bien que clairement inscrits dans l’histoire du chaotique et sanglant xxe siècle.
Est-ce parce que ce siècle a été marqué par la montée des idéologies au détriment des humanités ? Idéologies sur lesquelles nous nous garderons de porter un jugement de valeur, mais dont la caractéristique commune est d’évoluer — si cela n’est pas sa nature première — vers une Doxa, un discours totalitaire qui ne peut tolérer d’écart. L’idéologie est une guerre totale menée contre la raison, elle est insidieuse, ne dit pas son nom, et fait des ravages dans les esprits. Son entrée en matière favorite est, comme l’avait pressenti George Orwell avec la « novlangue » de 1984, le langage. La langue est aseptisée, lissée, remodelée selon les besoins de la Doxa, la mémoire archaïque692 véhiculée par lalangue est bafouée, éradiquée par des termes sans passé, des créations lexicales à côté desquelles le Franglais ou l’Espéranto respirent l’humanité. Nous assistons à un assassinat du sens et de la langue perpétré en direct dans le discours médiatique. Cette dérive se double également d’un refus de la nuance au profit de la couleur :
‘La nuance est le cadeau que nous fait la langue, mais la pédagogie contemporaine, toute entière habitée par le désir de rédemption, donne la parole avant et même au lieu de donner la langue 693.’Nous observons l’émergence d’une langue marginale véhiculée par les rappeurs, porte-parole musiciens des « sauvageons » des banlieues, autres zones liminaires dont le Réel est soigneusement masqué par un silence de plomb laissant toutefois passer des bribes désespérées, et non moins chargées de haine de lalangue. C’est en effet à partir de cette haine de lalangue, zone affective et émotionnelle essentielle694, que se constituent les langues marginales. Le jargon diffusé sur les ondes est peut-être plus inquiétant que la langue de la rue mâtinée de « verlan », car il relève d’une jouissance qui ne fait pas de reste, mais qui risque fort de faire le malheur du monde695. La haine de la langue officielle qui caractérise la langue de la rue a finalement un visage bien plus humain. Ancrée dans une sorte de mémoire résiduelle de la langue, elle exprime le hiatus entre le pouvoir et le monde réel, et de ce fait elle fait à son tour entendre une lalangue qui heurte et se déchaîne dans un débordement dont le seul moteur est la haine de lalangue. C’est exactement l’inverse de ce que fait l’écrivain à l’écoute des brisures et autres « lichettes de jouissance » (Lacan) qui travaillent le corps de la langue.
Or, Conrad et Lowry, sauveteurs d’un navire qui prend l’eau — le sens — s’accrochent de toutes leurs forces à une langue à la fois classique et empreinte d’histoire, de mémoire et d’humanité, tout en faisant jouer les sonorités, les sons fondamentaux parfois harmonieux, mais aussi discordants. Ils ouvrent un espace de liberté où le lecteur peut, s’il le veut et le peut encore, s’engouffrer et s’abandonner aux harmoniques et aux dissonances du langage. Telle une citadelle, la littérature doit résister aux assauts multiples contre lalangue qu’elle abrite en ses replis tel un trésor de signifiance qui, nous l’espérons, saura toujours faire entendre sa voix, son cri696, qu’il soit hurlement, murmure ou silence.
Ce travail qui porte sur des textes à forte dominante initiatique a lui-même été une initiation à la lecture critique, et à l’élaboration d’un discours critique sur des oeuvres complexes et difficiles d’accès. Il a aussi suscité un voyage intérieur à la fois inquiétant, surprenant et grisant, marqué par un vacillement permanent, une alternance de roulis et de tangage, de calme plat, vent avant et vent arrière. Il nous a fallu tenir bon dans cette première course au large semée d’embûches mais aussi de moments de bonheur intense, ces instants furtifs qui permettent de repartir, de ne pas « jeter l’éponge » lorsque survient l’avarie, la panne d’écriture, le doute. Nos élans nous ont parfois entraîné dans des contrées inconnues de nous. Nous avons ainsi fait des escapades du côté de formes artistiques qui se sont imposées à nous naturellement, bien que nous ne soyons pas connaisseur en matière de peinture et de cinéma. Ces aventures ont toujours été fructueuses, ne serait-ce que par la confirmation d’une même et unique lame de fond qui traverse tous ces espaces de création. Nous n’avons pas la prétention d’avoir ouvert un nouveau passage, mais nous espérons avoir su être digne de ceux dont nous avons suivi les traces en creusant notre propre sillon, à côté.
Nous avons insisté en dernière partie sur la poéticité et la musicalité de Under the Volcano en particulier, sans pour autant entrer dans les détails d’une approche musico-littéraire à laquelle la poésie de M. Lowry pourrait offrir un excellent terrain de recherche. Nous pourrions poursuivre plus avant une recherche qui multiplierait les incursions dans les territoires voisins, ceci non dans un but de « rapine » mais pour élargir notre champ de référence auquel l’approche psychanalytique nous semble propice. Le risque étant, comme le montre souvent l’engouement un peu rapide pour le « multi-média », un appauvrissement du champ littéraire à proprement parler, c’est pourquoi nous utilisons le terme d’« incursion », celui-ci impliquant un prompt retour à la base, aux origines — ces mêmes origines qui ont nourri notre analyse du fantasme originaire de dévoration en deuxième partie. Nous avons alors vu comment les textes de Conrad et Lowry oscillaient entre fantasme et symptôme, pour finalement céder le pas au symptôme qui se dit par les clignotements, les va-et-vient, les tintements, tout ce qui cloche et résonne dans ces textes plus sonores que visuels. C’est peut-être en ce point que notre travail critique des textes littéraires s’apparente le plus à la psychanalyse. Comme le rappelle Michel Lapeyre dans un article consacré à l’écriture et à la création,
‘La fonction de la cause, c’est d’introduire ce grain de sable, de faire valoir l’intervention du réel qui introduit une solution de continuité dans le rapport à la loi, une clocherie, une boiterie, heureuse ou pas, mais inattendue : hasard, traumatisme, rencontre, destin. Le fait humain, trop humain, c’est de tout faire pour tenter de rétablir une continuité entre la loi et la cause... et échouer. La grande affaire de la psychanalyse, c’est de ramener sans cesse à l’irréductibilité de la cause à la loi. Ce hiatus de la loi et de la cause est la condition de la création, condition qui est constitutive de l’humain, et qui reste inhérente à l’humain. La psychanalyse n’est ni humaine ni inhumaine (ni humaniste, ni anti-humaniste), elle est créationniste697.’C’est bien ce qui cloche, boite et fait hiatus qui nous intéresse, et non pas ce qui va de soi. C’est pourquoi le motif de la faille, du gouffre béant et de la dévoration nous ont tant préoccupé. Ce parcours se termine non pas par l’exploration de l’abîme lui-même, mais de son littoral, son bord qui marque le point de friction/fiction d’où naissent les vibrations qui animent ces textes vertigineux.
Arrivé au bout de la route, nous distinguons au loin de nombreuses autres voies à frayer, d’autres auteurs, d’autres disciplines, et notamment le rapport entre la musique et les écritures de la modernité. Comment ces deux mondes se rencontrent-ils ou se manquent-ils dans une litté-rature habitée des tressaillements de l’Histoire ? Comment ne pas être dupe, et poursuivre notre errance au pays des lettres ? Il nous faut peut-être « tendre l’oreille ; accueillir les voix venues de l’autre rive. »698.