Chapitre 1 : L’état des lieux

1.1 Architecture-langage et architecture-média

1.1.1 L’architecture, langage quotidien

S’il est clair que les passants sont nombreux qui sauront «lire» le fascisme dominateur de l’architecture «mussolinienne», la dictature écrasante de la Karl-Marx Allee11, le faste somptuaire et orgueilleux de Versailles, la dureté cruelle de la cité des 4000 à la Courneuve ou celle des Minguettes à Lyon, c’est moins consciemment qu’ils percevront le sordide arrivisme spéculateur des «immeubles de qualité» de nos promoteurs, l’humour cultivé des maisons de Robert Venturi (avant ses réalisations triviales pour Disney), l’humanisme hygiéniste de la Cité Radieuse, l’humanisme romantico-paternaliste du Goetheanum de Rudolf Steiner [12] à Dornach. La froideur de l’architecture urbaine présentée dans ‘«Alphaville»’ [13] était si glaciale qu’elle en devenait improbable et risible. La froideur quotidienne de nos banlieues est en revanche bien réelle, elle exprime le vide, l’absence de vie sociale, l’absence de ville; il n’y manque plus que le réseau de caméras de surveillance pour retrouver Big Brother d’ORWELL [14] et sa «novlangue».

Si l’on peut donc lire l’architecture, on peut inférer avec Umberto ECO [15] que la sémiotique de l’espace apporte un éclairage supplémentaire aux architectes sur le sens et la portée de leur intervention vis à vis de l’usager :

‘«Une considération phénoménologique de notre rapport avec l’objet architectural nous suggère que normalement nous jouissons de l’architecture comme d’un fait de communication, même sans en exclure la fonctionnalité » ’

Architectes et enseignants, tenants d’une architecture structuraliste combinatoire, Claire & Michel DUPLAY [16] appuient leur démonstration sur l’analogie langage/architecture :

‘«L’architecture est un langage, combinatoire comme tous les langages, et autonome, dont les signes - binaires - sont du type espace (signifié) / élément construit (signifiant). [...] La pensée véhiculée par l’architecture s’exprime directement dans la morphologie.»’

Extérieurement à la langue parlée/écrite, l’architecte, l’édile, l’urbaniste font la ville, ils écrivent la ville ou dans la ville au sens de la formule désormais célèbre de Roland Barthes [17] :

‘«La cité est un discours, et ce discours est véritablement un langage : la ville parle à ses habitants, nous parlons notre ville, la ville où nous nous trouvons, simplement en l’habitant, en la parcourant, en la regardant. Cependant, le problème est de faire surgir du stade purement métaphorique une expression comme «langage de la ville». Il est très facile métaphoriquement de parler du langage de la ville comme on parle du langage du cinéma ou du langage des fleurs. Le vrai saut scientifique sera réalisé lorsqu’on pourra parler du langage de la ville sans métaphore.»011’

Nos bâtiments, rues et places, nos villes, seraient ainsi reconnus comme des signes ? Que peut-on lire dans la ville, dans l’architecture ? On citera l’Histoire, bien sûr, mais aussi l’économique, le politique, le religieux, le relationnel, l’esthétique, le technique, le psychologique, le fonctionnel. Il serait vain d’allonger cette liste : ces différents niveaux de lecture sont indissociables car pris isolément, ils sont absurdes et réducteurs, pris ensemble ils donnent le reflet de la réalité organique de la société en mouvement.

On pourra admettre effectivement qu’écrire dans la ville est une activité très partagée : le publicitaire avec ses affiches, le taggeur et ses signatures, la DDE installant ses panneaux routiers, tous écrivent dans la ville en employant la langue du pays et/ou leur dialecte.

L’architecture, un langage ? Le public, dans sa pratique quotidienne de l’architecture acquiert-il ce langage comme une langue maternelle ? Avec une syntaxe, une grammaire ? Avec quel vocabulaire ? Certes, l’on peut se débrouiller avec les 300 mots basiques constituant une sorte de Novlangue18 de l’architecture, il reste qu’un vocabulaire plus large est impérativement nécessaire pour penser et s’exprimer. Pour lire aussi.

Ou bien s’agit-il d’une langue véritablement étrangère qu’il faut apprendre ?

L’acquisition d’une langue étrangère se fait tant par l’étude que par l’exercice. On acquiert le vocabulaire, la grammaire, les idiomes, puis l’emploi de formules spécifiques donne un tour habile au discours, et l’on s’amuse vite à donner du «isnt’it» ou du «you know» à Londres, du «Gel ?» à Stuttgart ou à remplacer la ponctuation à Marseille par «con». Ce «Gel ?», prononcé volontairement comme un amusant Gimmick par le débutant, va peu à peu prendre sa place dans ses fonctions poétique, phatique et épilinguistique pour se fondre ensuite dans un emploi inconscient, naturel. L’essence de la langue vient avec l’osmose de données référentes subtiles (un rythme, une musicalité, la structure grammaticale et syntaxique), structurant la pensée comme l’expression.

En architecture, il ne s’agit pas d’exprimer des références inconnues, mais d’exprimer dans un autre langage des éléments connus de notre culture. L’urbaniste et l’architecte, par la formulation du signifiant, créent un référent ou l’un des ses substituts (succédané ?) qui imposera une possible signification, puis, en réponse, un possible comportement. L’architecture-langage traite de thème situés dans l’espace et le temps, dans un langage situé.

Pourtant, ce langage de la ville au quotidien que nous donne à voir Jacques Brel [19 ]

Les fenêtres sanglotent
...
Les fenêtres murmurent
...
Les fenêtres chantonnent
...
Non, je préfère penser
Qu’une fenêtre fermée
ça ne sert qu’à aider
Les amants à s’aimer.

ou Peter Handke [20] ‘«Une fenêtre est la carte de visite des habitants»’

ou encore Henri LEFEBVRE dans un chapitre intitulé «vu de la fenêtre» :

‘«La fenêtre sur la rue n’est pas un lieu mental, d’où le regard intérieur suivrait d’abstraites perspectives ; lieu pratique, privé et concret, la fenêtre offre des vues qui sont plus que des spectacles ; des perspectives mentalement prolongées.» [ 21 ]

n’est pas aussi simple à écrire, et il est parfois employé comme manifeste, parfois même otage du kitsch.

Notes
11.

Nous ne rentrerons pas ici dans la polémique qui oppose Bernard Huet et Roland Castro : “Bernard Huet a inventé un sophisme qui lui épargne bien du souci : “il n’y a pas d’architecture fasciste, ni stalinienne dans la forme, il n’y a que l’architecture de la période fasciste ou stalinienne.” Cela est évidemment complètement faux.” Roland Castro, in Architectures - n° 403

12.

[] STEINER Rudolf (1967). Les forces créatrices de la nature et les forces organiques. in Paris, Triades

13.

[] GODARD Jean-Luc (1965). Alphaville

14.

[] ORWELL George (1976). ‘1984’. Paris, collection folio, Gallimard

15.

[] ECO Umberto (1972). La structure absente. Paris, Le Mercure de France (p.262)

16.

[] DUPLAYClaire & Michel (1982) Méthode illustrée de création architecturale. Paris, Le Moniteur. (pp. 241-244)

17.

[] BARTHES Roland (1985). L’aventure sémiologique. Paris, le Seuil (p.265)

18.

“C’est une belle chose, la destruction des mots. Naturellement, c’est dans les verbes et les adjectifs qu’il y a le plus de déchets, mais il y a des centaines de noms dont on peut se débarrasser. Pas seulement les synonymes, il y a aussi les antonymes. Après tout, quelle raison d’exister y a t-il pour un mot qui n’est que le contraire d’un autre ? “ George Orwell, 1984, Folio, p. 78

19.

[] BREL Jacques, Pierre Seghers Editeur

20.

[] Handke Peter (1975). Le malheur indifférent. Paris, Gallimard. (p 70)

21.

[] LEFEBVRE Henri, (1992). Eléments de rythmanalyse. Paris, Syllepse (pp. 41-53)