1.1.3 L’Architecture expression de l’utopie

Les célèbres prisons imaginaires («Invenzioni di carceri», publié en 1745) de Giovanni Battista PIRANESI sont évidemment une méditation visionnaire très datée sur le thème carcéral, mais elles participent du substrat culturel de l’architecte chargé d’un tel projet.Les bandes dessinées de la série «les Cités obscures» de SCHUITTEN & PEETERS [23] nous plongent dans un monde médiéval imaginaire et hors d’échelle dont le héros, nommé Giovanni Battista, ne masque pas une filiation directe au monde de PIRANESI. Reprenant tous les poncifs de l’expression d’un pouvoir autocratique, dictatorial, technocratique et cruel, le cinéma écrit l’architecture de l’utopie, ou plutôt de la science-fiction : allées gigantesques marquées par des sculptures d’animaux fantasmagoriques, arches et corniches dans un ordre dorique colossal, colonnes et frontons, escaliers à la Potemkine.

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Figure 2 - Les prisons de Piranesi
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Figure 3 - Le monde piranesien de Peeters & Schuitten

Si l’utopie est née au XVI° siècle avec le mot de Thomas MORE, les utopies urbanistiques sont nées avec la révolution industrielle pour proposer une organisation spatiale correspondant à la nouvelle société. Ainsi, le créateur du terme «urbanisme» est l’ingénieur espagnol Idelfonso CERDA (1816-1876), auteur en 1867 de la «Teoria general de la urbanizacion». Les équivalents en français, en anglais (town-planning) et en allemand (Städtebau) n’apparaissent qu’au début du XX° siècle.

Les utopies du XIX° siècle ont donné lieu à quelques projets architecturaux et urbanistiques parfois réalisés : les utopies socialisantes comme celle de Victor Considérant, ou tout au moins progressistes comme la Cité Linéaire conçue en 1882 par l’espagnol Arturo SORIA Y MATA (une rue unique large de 500 mètres et allant de Cadix à Saint Petersbourg), les utopies architecturales de Boullée (plus dessinateur que constructeur), ou de LEDOUX (Les barrières de Paris, les Salines Royales d’Arc-et-Senan qui mettent en oeuvre une vision sociale et politique). Les utopies semblent bien nécessiter une formalisation architecturale et urbanistique, et, comme le montre Françoise Choay [24], elles proposent toujours un espace iconique fixe dont la validité se veut universelle et intemporelle.

Certains sont allés au bout du rêve en réalisant des unités de vie ou villages ou phalanstères, tel Robert OWEN, riche industriel anglais qui se ruina en créant New Harmony en 1825 dans l’Indiana. Dans la ville idéale d’OWEN, il n’y a pas de tribunaux ni de prisons, car la nouvelle société, disait-il, n’en n’aura pas besoin...

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Figure 4 - New Harmony

En pleine Restauration, Charles FOURIER, écrivain, imagine un nouveau système philosophique et politique et en conçoit l’unité de vie idéale : le Phalanstère, regroupant 1620 personnes sur 250 hectares. Il décrit avec une minutieuse précision toute l’organisation spatiale et l’architecture supposée capable de favoriser la mise en oeuvre de sa nouvelle société :

‘« C’est un édifice monumental en forme de Ω comme Versailles, comportant une cour centrale et différentes cours secondaires. Le Rez de Chaussée est interrompu en divers points par des passages à arcades qui permettent l’entrée des voitures, tandis qu’au premier étage, tenant lieu de rues, courent des galeries couvertes qui mettent en communication tous les autres locaux. Les adultes sont logés dans les appartements du deuxième et du troisième étage ; les enfants sont rassemblés à l’entresol et les hôtes occupent les combles. »[cité par 25 ] ’
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Figure 5 - Vue actuelle du Familistère
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Figure 6 - Familistère de Godin

Dans ce mouvement de prise de conscience, plusieurs enquêtes sont menées en Angleterre (et publiées en 1842, 1844, 1845) et en France sur les conditions de vie dans les villes et l’opinion publique s’émeut. Friedrich ENGELS publie en 1845 une étude très documentée et basée sur ces rapports, «la situation de la classe laborieuse en Angleterre» montrant comment l’homogénéité sociale et architecturale de la ville ancienne se dissout dans la périphérie industrielle, sous la domination du libéralisme, résultat de l’accumulation d’initiatives publique et privées ni coordonnées ni réglementées. De nombreuse tentatives de réaliser le rêve de Fourier seront engagées, mais seul résistera au temps le Familistère de Guise (dans l’Aisne) créé pour ses ouvriers par l’industriel fouriériste Jean-Baptiste Godin et toujours en activité depuis 1865.

Un exemple, charmant de naïveté, nous est donné par Jules Verne [26] dans son court roman ‘«Les cinq cents millions de la Begum»’. Ecrite en 1878 sur une idée du communard anarchisant Paul Grousset, cette histoire manifeste un manichéisme basique, bien situé dans son temps (juste après la guerre de 1870). Nous y voyons décrit ce qu’est Stahlville, la ville des «méchants» par opposition à France-ville, la ville des «bons» (qui vont bien sûr vaincre !). La ville des «méchants» est assez rapidement présentée en analogie aux cités industrielles anglaises de cette fin du XIX° siècle :

‘« Sur la plaine nue et rocailleuse, en cinq ans, dix-huit villages d’ouvriers, aux petites maisons de bois uniformes et grises, ont surgi, apportés tout bâtis de Chicago, et renferment une nombreuse population de rudes travailleurs.C’est au centre de ces villages, au pied même des Coals-Butts, inépuisables montagnes de charbon de terre, que s’élève une masse sombre, colossale, étrange, une agglomération de bâtiments réguliers percés de fenêtres symétriques, couverts de toits rouges, surmontés d’une forêt de cheminées cylindriques, et qui vomissent par ces mille bouches des torrents continus de vapeurs fuligineuses. »’

Alors que la ville des «méchants» est totalement isolée et fermée par une muraille, la construction de la ville des «bons» a commencé par la réalisation d’un branchement ferroviaire sur le Pacific Railroad permettant par une liaison directe sur New-York de l’ouvrir sur le monde entier. Les matériaux de cette ville du bonheur (un bonheur très sage fait de travail, d’hygiène, d’honneur et de respect mutuel tout à fait dans le goût des progressistes de l’époque) sont la pierre de taille pour les bâtiment communautaires, et de «belles et bonnes briques bien calibrées» pour les habitations. Le plan de la ville n’est pas dessiné par un dictateur ou quelque technocrate à son service [27], mais par un Comité de Sages :

‘« Le comité ne prétendait pas d’ailleurs imposer aux constructeurs un type de maison. Il était plutôt l’adversaire de cette uniformité fatigante et insipide ; il s’était contenté de poser un certain nombre de règles fixes, auxquelles les architectes étaient tenus de se plier :’
  1. chaque maison sera isolée dans un lot de terrain planté d’arbres, de gazon et de fleurs. Elle sera affectée à une seule famille.

  2. Aucune maison n’aura plus de deux étages ; l’air et la lumière ne doivent pas être accaparés par les uns au détriment des autres.

  3. Toutes les maisons seront en façade à dix mètres en arrière de la rue.......

  4. Les murs seront faits de briques tubulaires brevetées, conforme au modèle. Toute liberté est laissée aux architectes pour l’ornementation. »

Ce sont ainsi dix règles pour construire, règles d’urbanisme, de construction («les parquets, artistement construits de bois précieux») et d’hygiène (séparation impérative des chambres à coucher et du cabinet de toilette) suivies par la description du plan de la ville, des chambres individuelles d’hôpital, etc...

C’est dans le même courant, sur une pensée novatrice, socialisante, essentiellement hygiéniste28 et démocratiste, sans réel décalage avec les règles d’urbanisme et d’architecture de Jules Verne, mais restant sagement en deçà de l’utopie, qu’Ebenezer Howard fonda les cités-jardins anglaises (comme Letchworth commencée en 1903, Welwyn Garden City commencée en 1919). Par définition inextensible, la «Garden-City» regroupant 30 000 habitants sur 2 400 hectares, offre :

‘«la combinaison saine, naturelle et équilibrée de la vie urbaine et de la vie rurale, et cela sur un sol dont la municipalité est propriétaire»011’

Le début du XX° siècle marque la fin de l’engouement pour les utopies. Les projets d’urbanisme de Le Corbusier («Plan Voisin» pour Paris, «Plan Obus» pour Alger ou projet de reconstruction de Saint-Dié) relèvent plus de l’application de la théorie des «Trois établissements humains» que de l’utopie. On peut se réjouir de ce que Le Corbusier n’ait pu réaliser son «Plan Voisin» pour Paris, non pas tant parce que ses visions - follement démiurgiques - étaient pernicieuses (sa position hygiéniste et iconoclaste n’est pas à rejeter en bloc, il faut la prendre comme réponse directe, ciblée et datée à une problématique dans un contexte) mais plutôt parce que c’était une réponse partielle à une partie de la question.

Une bouffée d’utopie est remontée à partir de 1965 mais nous distinguerons les utopies et les «coups publicitaires» qui ont égayé les revues d’architecture de ces années.Véritable utopie architecturale développée pendant un demi-siècle, les projets de villes souterraines de Paul Maymont semblent teintés de délire schizophrénique paranoïde, alors que les «Villes en X» de Biro & Fernier, très «fin des trente glorieuses», ne sont plus que des manifestes publicitaires agrémentés d’un zeste de kitsch. Le groupe Utopie, fondé à Paris en 1966 par quelques intellectuels dont Hubert Tonka et Jean Baudrillard développait une utopie sociale et philosophique dans laquelle s’inscrivait une architecture. De ces utopies est dérivée une mode de l’architecture légère, de non-architecture, de fausse déconstruction (groupe Site aux Etatx-Unis), des projets et réalisations d’architecture gonflable, et des structures tendues29 dont le fleuron reste le stade olympique de München (Otto FREI architecte).

Nous ne pouvons omettre de mentionner Auroville30, «ville du futur» qui se développe lentement depuis 1968 à proximité de Pondichéry . Cette ville du futur est née sous l’impulsion de Mirra Alfassa31, dite «La Mère», dans la volonté de pérenniser l’enseignement du gourou Aravind Ghose32, dit «Sri Aurobindo».

Cette «ville», dont le développement est soutenu depuis 1966 par le gouvernement indien et par l’UNESCO, abrite actuellement 1500 habitants et il est prévu qu’elle pourrait atteindre la taille de 50000 habitants vers 2050. Le concept de cette «ville du futur», dicté à l’architecte par la volonté de « La Mère » tient en l’organisation des 4 zones (résidentielle, internationale, industrielle, culturelle) entourées d’une ceinture verte33. La «ringardise» de ce non-concept est mise en valeur par la formalisation globale :

‘One of the most remarkable concepts of Auroville is its master plan, laid out in form of a galaxy - a galaxy in which several ’arms’ seem to unwind from a central region. In interviews with Auroville Today in 1988 and in 1992, Roger Anger explained how this plan came into existence. [ 34 ]
L’un des plus remarquables concepts d’Auroville est son plan directeur, projeté sous la forme d’une galaxie - une galaxie dans laquelle plusieurs «bras» semblent se dérouler à partir d’une région centrale. Dans des interviews avec
‘Auroville Today’ en 1988 et en 1992, Roger Anger expliquait comment ce plan a vu le jour. (trad. Philippe Fayeton)
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Figure 7 - Auroville (doc. internet)

Roger Anger35 était l’architecte en chef chargé par «La Mère» de concevoir et promouvoir la réalisation de cette ville du futur :

‘«Mother had given a couple of parameters: the division of the city into four areas, or zones, and the number of people for whom the city is envisaged (50.000). The division into those four zones (industrial, residential, international and cultural) is unique, and has no precedent in town planning. On the basis of this scheme, we, the architects and town planners, started to make suggestions to her. This was done in several stages, and finally the Galaxy came out and was presented as a model to Mother, and accepted by her as a plan that answered to her parameters. She inspired and guided the work. When I talked to Mother one day about Auroville, she said that the city already exists in a subtle level, that it is already constructed, that it is only necessary to pull it down, to make it descend on earth.» ’ ‘ Mère a donné deux paramètres : la division de la ville en 4 aires, ou zones, et le nombre d’habitants pour qui la ville était envisagée (50000). La division en ces 4 zones (industrielle, résidentielle, internationale et culturelle) est unique, et n’a pas de précédent dans l’urbanisme. Sur la base de ce schéma, nous, architectes et urbanistes, avons commencé à lui faire des propositions. Cela s’est fait en plusieurs sessions, et finalement la Galaxie en est ressortie et une maquette a été présentée à La Mère, et accepté par elle comme un plan qui répondait à ses paramètres. Elle inspira et guida le travail. Alors qu’un jour je parlais d’Auroville à La Mère, elle dit que la ville existait déjà dans un niveau subtil, qu’elle est déjà construite, et qu’il restait simplement à la faire descendre sur Terre. (trad. Philippe Fayeton)

Un examen approfondi d’Auroville est ici hors sujet mais on ne peut rester insensible à la question que pose la conception d’une ville dont le plan est en forme de galaxie, ou plutôt de la représentation planaire (en deux dimensions) de l’énorme volume d’une galaxie. Cette analogie formelle relève de la même procédure que celle qui motiva le concepteur d’une maison en forme de chaussure (une résidence en Forêt-Noire vers 1965 pour un industriel ayant fait fortune «dans la chaussure»), de ce bâtiment en forme de canard sur la route 66 dans l’Ouest américain évoqué par Françoise Gaillard [36], et - pourquoi pas - de cette Très Grande Bibliothèque [37] en forme de quatre livres ouverts 38. Si l’architecture apparaît bien à l’aise dans son rôle d’expression (de vecteur) de l’utopie ou de la contre-utopie, elle est aussi parfois l’otage du kitsch.

Notes
23.

[] SCHUITTEN & PEETERS (1987). La Tour. Casterman

24.

[] CHOAY Françoise, “Urbanisme, théories et réalisations” in Encyclopædia Universalis, édition de 1985, Tome 18, pp 469 à 477

25.

[] Benevolo Leonardo (1983). Die Geschichte der Stadt. Frankfurt, Campus Verlag

26.

[] Verne Jules, Les Cinq Cent Millions de la Begum, Paris, Librio 1994, (p. 48)

27.

[] Verne Jules, Les Cinq Cent Millions de la Begum, Paris, Librio 1994, (pp. 100-107)

28.

En 1875, le médecin britannique Benjamin Ward Richardson, par sa communication au congrès de la Social Science Association dont il présidait la section Santé, préconise des moyens pour lutter contre le déplorable état sanitaire des villes. Il en écrira un roman utopique publié sous le titre “Hygeia” en 1876. Au delà de la préconisation de l’emploi de matériaux de qualité, il met en avant l’intérêt des toits-terrasses, des cuisines-laboratoires, de la zone-sommeil, et d’un “zoning” séparant l’habitat de l’usine. Le terme générique d’”Hygiénisme” est couramment utilisé, notamment par Françoise Choay (35), pour regrouper nombre de précurseurs en urbanisme tels que Robert Owen (New Harmony), Charles Fourier (Le Phalanstère), Victor Considérant (la colonie de la Réunion), Etienne Cabet (l’Icarie), Jean-Baptiste Godin (le Familistère), Jules Verne (France-Ville). L’hygiènisme allie l’hygiène corporelle à l’hygiène mentale et leur donne pour assise l’hygiène du logement et de la ville. La filiation est directe entre ces hygiénistes et Le Corbusier.

29.

Structure tendue : toiture soi-disant légère, soi-disant démontable, meuble par nature mais immeuble par destination. Le paradigme de la tente du nomade sédentaire !

30.

l’ashram est maintenant sur internet : http://www.auroville.org

31.

Mirra Alfassa (1878 - 1973) née d’une mère juive égyptienne et d’un père turc musulman a vécu sa jeunesse en France. Sur la recommandation de son amie Alexandra David-Neel, elle va à Pondichéry en 1914 rencontrer Sri Aurobindo. Subjuguée, elle fonde l’ashram de Sri Aurobindo et poursuit l’oeuvre du gourou.

32.

Aravind Ghose (1872 - 1950) fait de brillantes études à à Londres puis à Cambridge. Il revient en Inde en 1893 comme enseignant et s’investit comme leader nationaliste. A partir de 1906 son engagement devient plus philosophique ou gnostique et il est appelé Sri Aurobindo.

33.

On note naturellement les similitudes entre cette ’ville du futur’ et les Garden-cities de Ebenezer Howard

34.

[] http://www.auroville.org

35.

Nous nous souvenons assez précisément de notre entretien (fin 1967, comme correspondant de la revue allemande d’architecture Der Baumeister) avec Roger Anger dans son bureau. Nous avions alors été surpris du décalage entre ce projet d’urbanisme «humaniste» de Roger Anger et ses réalisations de tours HLM aux façades très formalistes. Nous en voyons aujourd’hui la cohérence.

36.

[] GAILLARD Françoise (1999). ’De la raison au canard : que dit l’architecture monumentale ?’ in Les Cahiers de la Médiologie ° 7 : ’La confusion des monuments’

37.

[] MANDOSIO Jean-Marc (1999) Après l’effondrement de la Très Grande Bibliothèque Nationale de France, ses causes, ses conséquences. Paris, Editions de l’encyclopédie des nuisances.

38.

Nous recommandons à propos de la TGB la décapante lecture du petit livre de Jean-Marc Mandosio