1.1.4 L’architecture et le kitsch

Le Kitsch du Modern Style se voulait protestation de la sensibilité devant l’industrialisation et le machinisme, et avait pour objectif de masquer la fonction - jugée triviale - au profit de la mise en avant du rêve et de symboles luxueux et sensuels.

La beauté plastique de certains de ces objets Modern Style est indéniable, qu’il s’agisse d’objets usuels (cendriers, poignées de porte, vases, lampes, miroirs, affiches) ou d’objets architecturaux, et notamment ceux de Lalique, Van de Velde, Horta ou Guimard. Le Modern Style, attaqué dès 1888 par un courant novateur refusant la décoration, puis battu en brèche par la montée du cubisme et la nouvelle vague du Werkbund39 (BEHRENS, LOOS, SULLIVAN) va disparaître comme pensée et écriture architecturale avec la première guerre mondiale. Mais si le Kitsch comme mouvement de mode, comme style a disparu, le kitsch comme écriture n’a pas disparu car, comme l’écrit Milan KUNDERA , sa motivation est ailleurs que dans l’esthétisme :

‘« Le rêve de Tereza dénonce la vraie fonction du kitsch : le kitsch est un paravent qui dissimule la mort. »’

Umberto Eco, dans « la guerre du faux » [40], nous fait découvrir une autre façon (par le mode de l’humour) de regarder le kitsch en architecture :

‘«La zone de Wall Street, à New York, est faite de gratte-ciel, de cathédrales néo-gothiques, de parthénons néo-classiques et de structures primaires en forme de cubes. Ses constructeurs n’étaient pas moins hardis que les Ringling et que Hearst, et vous pouvez y trouver aussi un palais Strozzi, propriété de la Reserve Bank of New York, avec ses bossages en pointe de diamant. Construit en 1924 avec «Indian Limestone and Ohio Sand Stone», il stoppe, comme il est juste, l’imitation Renaissance au deuxième étage, continue avec huit étages de fantaisie, élabore des créneaux «guelfes», puis repart en gratte-ciel. Mais il n’est pas choquant parce que le bas Manhattan est un chef d’oeuvre d’architecture vivante, irrégulière comme la rangée inférieure des dents du cow-boy Kathy. Les gratte-ciel et les cathédrales gothiques y composent ce qui a été défini comme la plus grande Jam Session en pierre de toute l’histoire de l’humanité. D’ailleurs, même le gothique et le néo-classique n’y apparaissent pas comme l’effet d’un raisonnement à froid, mais réalisent la conscience «revivaliste» de l’époque où ils furent construits : et donc ce ne sont pas des faux , du moins pas plus que La Madeleine à Paris , et ils ne sont pas plus incroyables que la Mole Antonelliana à Turin. Tout est intégré dans un paysage urbain presque homogène, parce que toutes les vraies villes sont celles qui rachètent «urbanistiquement» la laideur architecturale. En effet un bon contexte urbain, avec l’histoire qu’il représente, apprend à vivre même le kitsch avec humour, et par conséquent à l’exorciser.»’

ECO nous invite donc à examiner le Kitsch en en tant qu’expression de l’architecture-objet, non pas tant esthétique que sociale. Et dans ce rôle social du kitsch, Milan Kundera avance de claires - et amusantes - définitions du Kitsch :

‘« Le mot Kitsch désigne l’attitude de celui qui veut plaire à tout prix et au plus grand nombre » [ 41 ] ’ ‘« Il s’ensuit que l’accord catégorique avec l’être a pour idéal esthétique un monde où la merde est niée et où chacun se comporte comme si elle n’existait pas. Cet idéal esthétique s’appelle le kitsch. C’est un mot allemand qui est apparu au milieu du XIX° siècle sentimental et qui s’est ensuite répandu dans toutes les langues. Mais l’utilisation fréquente qui en est faite a gommé sa valeur métaphysique originelle, à savoir : Le Kitsch, par essence, est la négation absolue de la merde, au sens littéral comme au sens figuré : le kitsch exclut de son champ de vision tout ce que l’existence humaine a essentiellement d’inacceptable. [...] ’ ‘ Le kitsch fait naître coup sur coup deux larmes d’émotion. La première larme dit : Comme c’est beau, des gosses courant sur une pelouse ! La deuxième larme dit : comme c’est beau d’être ému avec toute l’humanité à la vue de gosses courant sur une pelouse ! Seule cette deuxième larme fait que le kitsch est le kitsch. » [ 42 ]

Une présentation du Kitsch contemporain et quotidien à la Réunion est faite par Jean-Louis Robert sous le titre «Kitsch, chaîne de l’identité» [43] :

‘« Le Kitsch, dans une promotion du clinquant, est là un outil d’identification par la base dans une fuite éperdue vers une identité. »’

Ce kitsch, qui nous saute aux yeux à la Réunion parce que ce n’est pas le nôtre, est de nature analogue à ces débauches de surcharges néo-classiques qui habillent (?) de nombreux bâtiments depuis que la mode en a été lancée par Ricardo BOFILL (Antigone à Montpellier, le Palaccio d’Abraxas à Marne la Vallée, etc...).

La justification d’un kitsch qui ne veut pas dire son nom nous est mise en oeuvre dans le livre écrit par Ricardo BOFILL et Jean-Louis André, sous le titre «Espaces d’une Vie» [44]. Structuré en trois grands chapitres : Pouvoir, Créer, Construire, cet ouvrage publicitaire étale des truismes - c’est la loi du genre publicitaire - et fait «évidemment » référence à l’architecture-langage.

Les phrases emphatiques enflammées évoquant l’incontournable vocation du Maître qui offre sa vie à sa passion [45] :

‘«A travers l’espace, c’est la lumière qui m’attire. Introduction à l’infini. » ’ ‘ « Mais rien ne me satisfait davantage que l’organisation de vastes espaces, pouvant aller parfois jusqu’à des quartiers entiers de ville. Une revanche, peut-être sur cette faim d’espace héritée de l’enfance »’ ‘ « Je décidai de n’être qu’architecte, j’imposai un cadre très strict à ma vie. » ’

L’architecture-marketing, l’architecture-argument de vente est justifiée :

‘«Je vais même jusqu’à expliquer aux commerciaux quels vont être les arguments spécifiques de l’immeuble, comment ils devront le vendre à leurs clients. Je fais, pour les promoteurs, partie intégrante de l’affaire qu’ils sont en train de réaliser.» [id.- p.80]

Dès le sommaire on a compris que le vent porteur de la linguistique a pris en otage l’architecture-langage pour faire valoir le Maître :

·011Des mots pour dire quoi ?
·011La syntaxe de l’espace
·011Une grammaire des grammaires ?
·011Le retour de la signification
·011De la langue au style
·011Ambiguïté du style
·011L’empreinte locale

La marque d’une personnalité » [id- p.10]

Au delà de l’exercice de style qui consiste à se faire valoir pendant 250 pages (la vocation, les débuts, les déceptions, les joies, les échecs, les succès, l’envolée finale vers des lendemains qui chantent, tout y est...) on voit se dessiner une vision simpliste de l’architecture : pour plaire à tout prix et au plus grand nombre, reprenons donc les archétypes (pilastres, arches, symétrie et ordres classiques, arcs de triomphe et alignements, emmarchements et bossages hors d’échelle) que les maîtres d’ouvrage et les usagers reconnaîtront sans peine.

Les éléments formels sont utilisés parce qu’ils sont facilement repérables, comme dans ce nouveau quartier :

‘« A Stockholm, nous construisons 500 logements dans la partie sud de la ville, à l’emplacement de l’ancienne gare de chemins de fer; [...] Notre proposition est fidèle aux principes classiques : un croissant qui s’inscrit dans la structure perpendiculaire des rues, trois temples et un campanile. » [id.- p.174]

On est bien en plein dans le kitsch, dans le paraître. Et dans le cas particulier de Ricardo BOFILL, il faut bien l’admettre, que c’est avec talent ! Il suffit, pour s’en convaincre, de regarder les bâtiments réalisés sur Antigone, en continuité, par d’autres architectes, pour constater la réelle compétence du Maître. Et c’est un kitsch à deux niveaux : en premier lieu, le kitsch formel de l’architecture, en second lieu, le kitsch qui fait que l’on est fier d’habiter «l’immeuble BOFILL». C’est la signature qui fait l’oeuvre.

Notes
39.

Après 4 années de gestation, le Werkbund est né le 6 octobre 1907 à Münich sous l’impulsion de l’architecte allemand Hermann Muthesius, réunissant une douzaine d’artistes (Behrens, Poelzig, Van de Velde, Hoffmann, ...) et douze firmes industrielles. Il s’agit de réunir les arts et les machines industrielles de production., de convertir l’artisan et conduire l’artiste à penser dans les termes de la nouvelle technologie. La notion de qualité est entendue comme signifiant “non seulement un ouvrage correctement adapté aux matériaux, mais ayant une portée sensible et une signification artistique”. Cette pensée trouve un développement spécifique en architecture au Bauhaus. Le Werkbund est à l’origine de ce qui s’est développé aux Etats-Unis sous le nom de Design. Le mouvement est arrêté par le Nazisme en 1933, et renaît en 1947 en Rhénanie.

40.

[] Eco Umberto (1985). La guerre du faux. Paris, Livre de poche, (pp 48-49)

41.

[] KUNDERA Milan (1996). L’art du roman. Folio, Gallimard (p.198)

42.

[] KUNDERA Milan (1992). L’insoutenable légèreté de l’être. Folio, Gallimard (pp. 356 -361)

43.

[] ROBERT Jean-Louis (1988), in Cuisines/Identités UA 1041 du CNRS, éd. D. Baggioni et J.C.C. Marimoutou, St André de la Réunion (pp. 181-186)

44.

[] BOFILL Ricardo et ANDRE Jean-Louis, (1989). Espaces d’une vie. Paris, Odile Jacob

45.

[] BOFILL Ricardo et ANDRE Jean-Louis, (1989) op.cit. (pp. 30-35)