1.1.5 L’Architecture comme langue de bois

L’engouement pour l’architecture néo-classique de Ricardo Bofill ne saurait être pris seulement pour une simple erreur de jugement ou la preuve d’une «inculture», c’est plus profondément un fait de société, au même titre que le Modern Style. C’est la marque de nos «trente glorieuses» qui s’imprime, la période de course à la matérialité, l’époque des jeunes loups dynamiques et autres Yuppies, époque de vanité où, comme le chante Alain Souchon :

On nous Paul-Loup Sulitzer,
On nous Claudia Schiffer»

Cette architecture néo-classique, utilisant des succédanés de vocabulaire architectural classique, permet, au motif du respect d’elle-même, de passer sous silence toute problématique architecturale. Dans la mesure où le sens du discours est connu, le sens des mots (de ce vocabulaire de l’architecture) n’est plus nécessaire, la «musique» est suffisante. A l’inverse, à partir du sens attribué à quelques mots (éléments architecturaux) reconnus, on accorde volontiers du sens à un discours vide de sens.

Une analogie frappante est offerte par ‘«le dictateur»’, film de Charles Chaplin [46]. Dans le rôle d’Adénoïd Hynckel, Chaplin alias Hitler, fait des discours enflammés devant l’immense foule rassemblée. Il y parle un pseudo-allemand extraordinaire. Cette pseudo-langue, par son rythme, son accent tonique, le jeu des consonnes, les r roulés selon l’accent du sud, les emprunts au yiddish et à l’allemand, les sons «allemands» reconnus de tous (raus, Strafe, Juden) mêlés à quelques mots germanisés constitue une émulsion si ressemblante à l’allemand pour le non-germaniste qu’il s’y laisse prendre.

‘«Mais ce qui dépasse peut-être - du point de vue de l’acteur en tout cas- tout ce que Charlot a jamais fait jusqu’ici, ce sont les discours d’ Hynkel. Sous la caricature à peine chargée (voir son modèle dans les actualités), il y a une parodie du geste et de la parole qui est bien la chose la plus extraordinaire qu’un acteur ait signifié avec autant d’intensité, de brièveté et de brio. Pour s’exprimer, Charlot (quant à nous, nous préférerions dire ici Chaplin) invente une sorte de néo-langage formé d’un mélange de yiddish, de judéo-allemand et de cockney, le tout volontairement incompréhensible, traduisant, par une suite de sons gutturaux et d’onomatopées, non le sens mais l’esprit, non la pensée mais la force, la rage qui animent cette pensée. » [ 47 ]

Considérer l’architecture comme langage amène à en examiner deux avatars : la langue de bois à propos de l’architecture qui constitue l’essentiel de la matière des revues d’architecture et des documents publicitaires, d’une part, et, plus grave, l’architecture comme langue de bois. De ces deux éléments, on ne sait dire lequel est l’oeuf et lequel est la poule. Il est plus vraisemblable qu’ils sont consubstantiels, chacun se nourrissant de l’autre. L’origine de ce terme de «langue de bois» aujourd’hui fréquemment utilisé serait, rapporte Ruth AMOSSY [48], à chercher en Pologne :

‘«Selon l’étude de Carmen Pineira et Maurice Tournier (1989), il semble que l’expression soit apparue massivement dans la presse française au début des années 1980, et qu’elle soit arrivée en France, au cours des années 1970, par la Pologne, la langue française connaissant déjà des expressions métaphoriques construites sur le même modèle. L’hypothèse qui la fait venir du polonais (traduction de l’expression Dretwa mowa, elle-même assimilée souvent au Nowospeak du 1984 d’Orwell et à son calque de Nowomowa) la rattache aux discussions des séminaires ou colloques inspirés par Solidarnosc en 1978 et 1981 dans les universités de Varsovie et de Cracovie.» ’

Nous ne trouvons pas d’équivalent allemand parfait à notre «langue de bois», la «Beamtensprache» (≈ langue des fonctionnaires) qui désigne le langage obscur des textes administratifs ne s’en rapproche que très partiellement. On dira plutôt en allemand «leeres Geschwätz» (≈ bavardage creux) mais ce signifiant est loin de renvoyer au contenu socio-politique de notre «langue de bois», ainsi que «Sprechblasen» (≈bulles de paroles).

Notes
46.

[] CHAPLIN Charles (1940). Le dictateur

47.

[] MITRY J., «Image et son», numéro 100, mars 1957 cité (p.8) par Mariange RAMOZZI-DOREAU, thèse de doctorat soutenue à Lyon 2 le 22/05/2000

48.

[] Amossy Ruth (1997). Stéréotypes et clichés. Paris, Nathan (p. 114)