1.2.1 Deux cultures, deux architectures

Si nous savons «lire» et distinguer aisément une porte de garage d’une porte d’entrée de maison, un balcon d’une loggia, un hôtel particulier du XVII° siècle d’un HLM 1960, et différencier un HLM 1960 d’un HLM 1990, c’est simplement parce que ces objets sont «écrits» dans la même langue architecturale, la nôtre. Transportons nous dans un autre continent, c’est à dire dans une autre culture, nous y trouverons un autre langage parfois incompréhensible d’emblée.

C’est de Papouasie que Christian Coiffier, chercheur au CNRS, a rapporté cette photo de ce qu’il appelle un «tabouret d’orateur»:

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Figure 11 - Tabouret d’orateur Iatmul
‘«Le tabouret d’orateur est toujours situé à côté du pilier central de la maison cérémoniale et de préférence à l’Est, il est considéré comme le frère cadet de ce pilier....... Il est avec le poteau central le point où se focalise la sacralité de la vie religieuse. C’est devant la face de ce tabouret que sont pratiquées les sacrifices et disposées les offrandes sacrificielles. Comment ne pas faire de rapprochement avec les autels en forme de trône du Sud-Est asiatique et de l’Inde ancienne, disposés le plus souvent à proximité d’un arbre sacré» [ 56 ]

On voit là que ce qui, pour nous occidentaux, est de toute évidence un tabouret, une chaise, est en réalité un autel ; alors que nos autels sont assimilables à ce que nous appelons des tables. La différence culturelle est telle entre Europe et Papouasie que cet exemple sera vite contesté : on nous reprochera la facilité consistant à comparer ce qui ne peut l’être valablement. Mais nous pourrions aisément multiplier les exemples pris dans l’aire européenne pour montrer la prégnance de la culture sur le signifié d’un lieu.

Lorsqu’un allemand, pénétrant dans la chaumière normande de week end d’un cadre bancaire parisien, s’écrie : «Was für’n süßes Häuschen !» (≈ quelle jolie, charmante, mignonne maisonnette !), on ne peut comprendre ici réellement le mot «süß» (≈doux, sucré, gentil...) qu’en faisant référence - comme cet ami allemand - à la maison de pain d’épices [57] de la très-vilaine-sorcière de Hänsel et Gretel :

‘«Als es Mittag war, sahen sie ein schönes schneeweißes Vöglein auf einem Ast sitzen, es sang so schön, daß sie stehenblieben und ihm zuhörten. Und als es fertig war, schwang es seine Flügel und flog vor ihnen her, und sie gingen ihm nach, bis sie zu einem Häuschen gelangten, auf dessen Dach es sich setzte, und als sie ganz nah herankamen, so sahen sie, daß das Häuschen aus Brot gebaut war und mit Kuchen gedeckt ; aber die Fenster waren von hellem Zucker. ’Da wollen wir uns dranmachen’, sprach Hänsel, ’und eine gesegnete Mahlzeit halten. Ich will ein Stück vom Dach essen, Gretel, du kannst vom Fenster essen, das schmeckt süß’.».»’ ‘ ≈A midi, ils virent un bel oiseau, blanc comme neige, posé sur une branche ; il chantait si bien qu’ils restèrent immobiles et l’écoutèrent chanter. Lorsqu’il eut terminé, il battit des ailes et vola au devant d’eux. Ils le suivirent jusqu’à une petite maison sur le toit de laquelle il se posa. Comme ils s’approchaient, ils virent que la maisonnette était faite de pain, et qu’elle était recouverte de gâteau ; mais les fenêtres étaient de sucre candi. ’Nous allons nous installer, dit Hänsel, et prendre un repas béni. Je veux manger un morceau de toiture, et toi, Gretel, mange de la fenêtre, c’est sucré’». 58

C’est bien, comme nous l’indique Gilbert Durand [59], dans les «structures anthropologiques de l’imaginaire» qu’il faut chercher le sens de cette maison sucrée.

Le bistro français et la Bierstube ou la Wirtshaus sont classés par les économistes, les urbanistes, dans la même rubrique Horeca (hôtel - restaurant - café). Si les sociologues, les architectes (et les clients) pourtant font une différence nette entre ces établissements, c’est que la pratique de ces lieux est fondamentalement différente. La référence au bistro français est utilisée en Allemagne pour exprimer cette «légèreté» supposée de l’esprit français mâtinée de négligence, et autres poncifs dont les signifiants associables sont la baguette, le béret, et le verre de rouge. L’analyse du bistro vs Bierstube n’est pas dans le thème de la présente recherche. Mais il reste que le bistro et la ‘Bierstube’ sont expressions de la culture, au même titre que l’architecture.

Traitant de l’architecte Alvar AALTO, et pour expliquer l’originalité de l’architecture contemporaine finnoise, Ariel Ginsbourg [60], met très bien en exergue non seulement le climat et la topographie, mais surtout l’Histoire des paysans finlandais qui ne furent jamais des serfs et leur longue tradition démocratique.Ces éléments (la maison sucrée, le bistro) ne sont pas l’immédiate résultante d’habitudes ou de concepts aléatoires : ce sont bien des faits culturels majeurs qui structurent la vie quotidienne, et qui transmettent d’une génération à l’autre un mode de vie, un mode de pensée, une Weltanschauung, une culture.L’architecture est ainsi une sorte de langage qui représente une culture et son interprétation est soumise à la logique d’un code culturel .Les difficultés de la traduction se retrouvent également dans le langage de l’architecture.

Notes
56.

[] Coiffier Christian (1992). “Structures spatiales de l’habitat traditionnel dans le Moyen-Sepik (Papouasie, Nouvelle-Guinée)” in Architectures et Cultures, Les Cahiers de la Recherche Architecturales n°27/28, Marseille, Editions Parenthèses

57.

[] GRIMM Gebrüder. ’Hänsel und Gretel’ in Grimms Märchen , Albatros Verlag 1989

58.

Sauf indication contraire, toutes les traductions de l’allemand dans cette thèse sont de l’auteur

59.

[] DURAND Gilbert (1992). Les structures anthropologiques de l’imaginaire. Paris, Dunod

60.

[] GINSBOURG Ariel (1985) «Alvar Aalto». Encyclopédia Universalis Tome I (p.20)