1.3 La sémiotique et l’architecture

La recherche en sémiotique s’intéresse depuis les années 1970 à l’architecture et l’on constate une activité suivie et diversifiée dont les récents événements prouvent la vitalité :

Le 7° congrès de l’Association Internationale de Sémiotique de l’Espace traitait à Dresde (6-11 octobre 1999) autant de la représentation que de l’espace lui-même. La 5° section, centrée sur «le sens de l’espace complexe», a vu communiquer des chercheurs de Grèce (Ph. Lagopoulos), d’Espagne (Josep Muntanola Thornberg), de France (Michel Costantini, Albert Lévy, Alain Rénier, Pascal Sanson, Bernard LAMIZET, du Mexique (Adrian Gimate-Welsh) et d’Argentine (Rosa Maria Ravera), d’Allemagne (Susanne Hauser), de Suisse (Dieter G. Genske), et de Suède (Göran Sonesson).

L’Association Internationale de Sémiotique Visuelle organisait à Blois (13-15 octobre 2000) ses VI° Journées internationales de sémiotique. Plusieurs chercheurs (Filip Hristov, Alain Rabatel, Bernard Lamizet, Eric Monin, Daniel Bérubé) ont consacré leur communication à la sémiotique de l’architecture, de la ville, de l’environnement ou plus largement de l’espace.

L’Association Française de Sémiotique tenait son congrès Sémio 2001 à l’Université de Limoges (4-7 avril 2001) et accueillait des chercheurs très divers. Parmi ceux qui s’intéressaient à l’architecture, on notait des groupes de l’Ecole Nationale d’architecture de Tunis (Ali Djerbi, Leila Ben Dridi Hajri, Feriel Mezghani, Alain Rénier ), de l’ecole d’architecture d’Ekaterinbourg (Alexandre Barabanov, Ekaterina Koneva, Maxime Poutchkov, Andrei Raevski), ou encore d’Istanboul (Nüket Güz).

Un séminaire international a été organisé (23-27 mai 2001) par l’Association Internationale de Sémiotique de l’Espace et l’école doctorale de l’Ecole nationale d’Architecture et d’urbanisme de Tunis. Le ‘thème «Intersémioticité de l’espace architectural en son être, son paraître et sa fiction»’ avait suscité des productions de chercheurs de Tunis mais aussi de Russie, de France et d’Espagne et attiré des enseignants de l’école d’architecture de Lyon..

Nous sommes bien en présence d’un large mouvement de recherche internationale qui s’intéresse à l’architecture et à la ville par le biais de l’analyse sémiotique. De son côté, Alain BENTOLILA [69], professeur de linguistique à la Sorbonne, conseiller scientifique de l’Observatoire National de la Lecture, spécialiste reconnu (et médiatique) de l’illettrisme, frappait l’opinion - les parents inquiets - avec son ouvrage «de l’illettrisme en général et de l’école en particulier». :

‘«Lorsque l’on ne considère que les jeunes gens ayant quitté le système scolaire en classe de troisième sans diplôme (soit un quart de notre population) on découvre que plus de 33% sont en situation d’illettrisme profond soit quatre fois plus que dans la population générale des jeunes adultes : un élève sur trois ayant passé entre dix et douze années à l’école en sort illettré.[...] Apprendre à lire n’est pas apprendre une langue nouvelle : c’est apprendre à maîtriser le code écrit d’une langue que l’on connaît déjà.» ’

Il est vraisemblable que les professionnels de la lecture - ou de l’illettrisme - et de l’enseignement se chamailleront sur la notion d’illettrisme, sur la représentativité des échantillons, et sur d’autres critères spécifiques. Pourtant nous savons tous, par expérience, que la vérité n’est pas loin. Et l’illettrisme ne se limite pas à la langue parlée/lue/écrite mais s’applique également au langage de l’architecture. Le passant, l’étudiant en première anne d’école d’architecture, mais aussi le maître d’ouvrage, arrivent généralement devant l’architecture avec pour tout bagage leur pratique personnelle, beaucoup d’idées-reçues, et quelques images-poncifs pour références, un peu à la manière de ces acheteurs de bibliothèques «au mètre» qui en mesurent la valeur au cuir de la reliure, aux noms des auteurs, à la rareté de l’édition. Convenir de l’illettrisme généralisé en matière d’architecture rassurera certes les architectes (en les confortant dans leur position de «sachant» détenteur d’un savoir élitiste), mais devrait surtout leur faire prendre conscience de leur propre illettrisme et les inquiéter quant à leur capacité à communiquer avec leurs clients. Comment accepter de former des signes (objets d’architecture) sans savoir ce qu’ils signifient, sans savoir comment ils seront lus et compris, ni comment fonctionne en pratique ce langage ? Les écoles d’architecture ayant pour double objet la formation à une pratique professionnelle et la recherche en architecture, elles sont par nature et par destination le lieu où l’on est fondé à espérer trouver toute l’information sur ce langage de l’architecture et de la ville. La quête de traces ou indices de l’enseignement de la sémiotique architecturale dans les écoles d’architecture est vite déçue.

Le site @archi.fr présente la liste de 964 travaux de «recherche architecturale dans les écoles d’architecture depuis 1973» menés de 1973 à 1997. Cette liste signale 9 études traitant d’une sémiologie du dessin architectural et seulement 3 études traitant de sémiotique architecturale ou urbaine :

Dans les programme des écoles d’architecture en France, on ne trouve guère de traces d’initiation à la sémiotique de l’espace, à la sémiotique de l’architecture70. Ce manque d’intérêt pour la sémiotique semble général. Ayant contacté par courriel toutes les écoles d’architecture, nous avons reçu en retour les programmes pédagogiques des écoles de Nantes Atlantique, Marne la Vallée, Val de Marne, Paris Belleville, Strasbourg et Nantes, dans lesquels nous n’avons pas trouvé trace de sémiotique. Seule l’école de Saint-Etioenne nous a répondu formellement que ‘«l’enseignement de la sémiotique est très peu représenté et occupe environ 4 heures dans l’année au sein du cours de philosophie».’

Ainsi, La structure absente d’Umberto Eco, édité en 1972 en langue française, traitant de l’architecture comme langage, a été emprunté 5 fois seulement en 8 années jusqu’en Avril 1997 à la bibliothèque de l’EALR (Ecole d’Architecture de Languedoc-Roussillon), respectivement en Octobre 1989, Janvier, Mars, Octobre et Novembre 1990.On peut en inférer que cette discipline intéresse peu les étudiants et leurs enseignants, d’autant plus qu’une star internationale comme De Portzamparc écrit : «L’architecture n’est pas un langage, c’est un effet de présence» [71] laissant ainsi accroire que la communication avec l’architecture irait de soi, et que la signification en serait immanente.

Certes, il est évidemment «raisonnable» de dire que l’architecture n’est pas seulement communication, ainsi que le précise Philippe Boudon [72] :

‘«En posant la communication, la signification comme réalité de l’architecture, Norberg-Schultz la rend objet possible d’une sémiologie. Sans nier qu’elle puisse l’être, on est en droit de penser qu’il s’agit là seulement d’un des aspects de l’architecture et non de sa réalité ultime.»’

Venant après notre «état des lieux» (cf. supra, articles 1.1 et 1.2) ces affirmations posent d’autant plus question qu’Edward T. HALL nous rappelle que :

‘«Par tradition, les architectes se soucient essentiellement de l’organisation visuelle de ce qui se voit dans la construction ; ils sont à peu près totalement inconscients du fait que l’individu transporte avec soi des schémas internes d’espace à structure fixe, acquis au début de la vie.»’
Notes
69.

[] BENTOLILA Alain (1996). De l’illettrisme en général... , Paris, Plon (p. 21)

70.

Exception faite de quelques tentatives, dont en particulier les séminaires d’Alain Rénier à l’Ecole d’Architecture de Nantes puis à l‘ENSAIS et à l’école nationale d’architecture de Tunis

71.

[] DE PORTZAMPARC Christian (1986). ’L’architecture est d’essence mythique’ in Ville, forme symbolique, pouvoir, projet. Liège, Mardaga.

72.

[] Boudon Philippe (1992). Introduction à l’architecturologie, Paris, Dunod (p. 80)