Chapitre 3 : Choix, Limites et Ambitions

Une lecture comparée des villes d’Aix-en-Provence et Tübingen implique d’accepter en préalable les distorsions liées aux différences culturelles qui distinguent ces deux villes ainsi qu’au contexte politique, économique, administratif et structurel dans lesquelles ces villes sont immergées89 et dont elles se nourrissent. Ces différences rendent pertinentes le regard dans la mesure où, tant malgré elles que grâce à elles, nous pouvons dégager des modes analogues de relation à la ville.

Nous ne traiterons pas ici le thème du langage de l’architecte (ou de l’urbaniste) qui par ailleurs justifie pleinement un enseignement spécifique en école d’architecture. L’étude du langage de la ville ne saurait être confondue avec celle du langage graphique, infographique ou plastique (maquettes) de l’architecte dont nous savons, par expérience mille fois renouvelée, qu’il est difficilement partageable avec nos clients. Ainsi en témoigne l’architecte Pierre RIBOULET [90] à l’issue de l’élaboration de son projet pour le concours de l’Hôpital Robert Debré à Paris :

‘«Les plans que j’ai dessinés sont affichés au mur. J’ai du mal à savoir comment ils pourront être «lus» tant leur lecture pour moi est évidente et le fonctionnement connu dans ses moindres détails. Toujours le problème de langage..»’

Ce langage «professionnel» pose en effet deux questions : exprimer le projet vis à vis des professionnels (le dessin de projet, le dessin d’exécution, etc.) et exprimer le projet vis à vis du client ou de l’usager. Ce sont en réalité deux problématiques différentes qui nécessitent de mettre en oeuvre deux langages spécifiques.

Nous écarterons également de cette étude le langage des architectes et des critiques d’architecture tel qu’on le trouve dans les revues d’architecture. Il s’agit généralement d’une méta-langue de bois qui ne renseigne pas ni ne constitue une réelle critique. La raison en est une volonté éditoriale liée à un lectorat mondial : critiquer l’architecture française serait pour «L’architecture d’aujourd’hui» ou «Le Moniteur Architecture» tuer la poule aux oeufs d’or. Pourtant, une tentative de «revue de critique des situations construites» est née en 1995 avec «le visiteur», publié par la Société Française des Architectes et dont le premier numéro [91] donnait le ton général :

‘«Contrairement à ce qui se passe dans d’autres champs des l’activité culturelle, il n’existe pas en France, de critique négative en architecture, sinon en termes généraux ou allusifs. La critique ne juge pas du projet, elle se contente de reproduire les propos de l’architecte, et, plus rarement, du maître d’ouvrage. La description des formes, des techniques ou de l’insertion dans le site tient lieu d’évaluation. [......] Cette critique qui ne parle ni argent, ni usage, ni commande, ni sens commun, cette critique »propre» est infructueuse. [...] Ainsi s’installe un système à la fois clos et dynamique qui lie ceux qui y adhèrent et les condamne à un perpétuel et stérile renouvellement des figures du spectaculaire : architectes qui adaptent leurs stratégies et leur savoir-faire, maîtres d’ouvrages que ces bâtiments-signes singularisent, et critiques qui, prisonniers d’impératifs éditoriaux, se réfugient dans le débat artistique.»’

Les limites et ambitions de la présente recherche tiennent en ceci : ni linguiste, ni sémioticien, ni philosophe, nous intervenons ici en architecte-praticien, en urbaniste de terrain, à partir de notre propre vision du monde (oserons-nous dire Weltanschauung ?). Ce n’est pas tant l’objet qui nous intéresse que la relation de l’usager à son architecture et à sa ville : l’architecture et la ville ne sont pas but mais moyen.

A l’instar du nombre π, l’architecture n’a d’autre but que d’être utile aux Hommes.

En architecte-praticien, nous examinerons ici le langage de l’objet-architecture et/ou de l’objet-ville dans son rapport à l’usager. Nous ne chercherons pas à constituer un langage de l’architecture de la ville (à l’instar du vocabulaire, de la grammaire, et de la syntaxe de l’architecture classique), mais à dégager une compréhension de la ville en isolant des unités manipulables du rythme de la ville.

La prise en compte des rythmes dans le traitement du malade (la ville) ne saurait bien sûr régler le chômage, la xénophobie, l’exclusion et autres pollutions. Nous voulons développer une autre pratique de l’aménagement de l’urbain, afin de ne plus nous laisser piéger par des solutions d’apparence (rendre la ville «jolie» au lieu de la rendre civique), par des réponses lénifiantes («recoudre» des quartiers pour remplir les espaces peu denses), par des actions hypocrites de restructuration socio-économique («requalifier» un quartier central pour dire valoriser un patrimoine immobilier vétuste à faible rentabilité). Nous n’attendons pas de cet outil (le rythme) encore à façonner et à aiguiser, une panacée pour l’urbain. Dans une démarche de re-construction de la ville et de construction permanente de la ville, nous voulons en faire un simple outil de connaissance de l’urbain en vue de l’intervention conceptuelle et opérationnelle.

Notes
89.

L’utilisation de l’architecture comme vecteur de transmission d’une culture est récurrent. Aujourd’hui, lorsqu’à Berlin, le gouvernement français construit la nouvelle ambassade de France sur la Pariserplatz, ou lorsque les Galeries Lafayette veulent s’implanter sur la Friedrichstraße, on choisit une “star” supposée promouvoir “l’architecture française à l’étranger”: Christian De Portzamparc pour l’ambassade et Jean Nouvel pour le grand magasin. C’est ainsi une question actuelle, mais qui sort de la présente étude, que de se demander (pour reprendre les termes employés par le Ministère des Affaires Etrangères dans le cadre du concours pour la nouvelle ambassade de France à Berlin) ce qu’est “l’architecture française”, et une autre question encore que de définir “l’architecture française à l’étranger”.

90.

[] Riboulet Pierre (1988) Naissance d’un hôpital. Paris, Plon (p. 116)

91.

[] Freiman Philippe et Murawiec Bruno (1995). ’La mauvaise fortune de deux bâtiment remarquables’. in Le Visiteur, n° 1, automne 1995